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ruines, et pleurant dans ta campagne au pied de la croix du monde… Mon cœur privé de toi est plus vide en te quittant que ta vide maremme, et mon désert plus grand que ton désert, depuis le pied des montagnes jusqu’aux rives de la mer ? »

Quelle est en définitive l’évolution littéraire de M. Quinet ? Après s’être préparé par l’étude et les voyages à son rôle de poète épique du XUXe siècle, l’auteur d’Ahasvérus est allé de la poésie à la critique, à la philosophie et à l’histoire, sans renoncer pour cela aux inspirations enthousiastes de sa jeunesse. Le point culminant de sa carrière, c’est celui où, composant son Prométhée, il publie ses travaux sur l’épopée grecque française, allemande, et médite sa réfutation du docteur Strauss. Jusque vers 1840, ce développement s’est accompli en ligne droite avec une régularité harmonieuse ; depuis cette date, il y a eu des déviations, puis des retours au vrai, suivis de déviations nouvelles. Le drame des Esclaves, la Philosophie de l’Histoire de France, Marnix de Sainte-Aldegonde, ont rouvert pour lui une période analogue à celle qu’avaient signalée l’Histoire de la Poésie et la Vie de Jésus. Poésie et philosophie, critique et histoire, voilà le vrai domaine de M. Quinet. Le champ est assez vaste pour la pensée la plus hardie. Que M. Quinet n’abandonne pas ces régions supérieures. Chaque fois que le poète chez lui a voulu se transformer en publiciste et le philosophe en législateur, on l’a vu déchoir et se perdre. L’auteur de la réfutation du docteur Strauss associé à l’auteur des Mystères de Paris, est-ce bien là le maître que nous avons aimé ? Nous avons pour lui une ambition plus haute. Soit qu’il se réfugie dans la poésie pure, comme on nous l’annonce, et qu’il se console des tristesses de l’exil par une œuvre d’imagination qui couronnera sa carrière, soit qu’il continue ses études de philosophie et de critique sur le développement de l’esprit humain, le domaine de sa pensée est le christianisme idéal. Qu’il y retourne, il se retrouvera lui-même. Milton, après la chute de ses espérances, brisait sa plume furieuse, et demandait la sérénité à ses contemplations sublimes. M. Edgar Quinet, rentré en possession des idées qui lui ont inspiré ses meilleures pages, pourra s’écrier aussi, comme le grand aveugle : « Salut, sainte lumière ! — Hail, holy light ! »


SAINT-RENÉ TAILLANDIER.