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quel était le résumé de ses trois poèmes. Ahasvérus, Napoléon, Prométhée, forment donc tout un cycle dans la vie de M. Edgar Quinet ; ils resteront comme le plus pur témoignage de sa pensée au moment où, loin des luttes et des excitations troublantes, elle suivait librement son inspiration et sa voie.


III

D’Ahasvérus à Prométhée le progrès est manifeste. Ahasvérus était la peinture collective du genre humain ; Prométhée, sans cesser d’être une personnification générale, présente l’étude d’une âme et de ses combats ! On craignait, et M. Quinet avait craint lui-même, que cette communion ardente avec l’humanité n’affaiblît chez lui le sentiment de la vie individuelle ; ce danger n’existait plus. La vie morale, la liberté, la responsabilité, trop absentes des premières compositions du poète, occupaient de plus en plus sa généreuse pensée. Il eut conscience de ce progrès. Voici toute une période où cette transformation de son esprit sera plus décisive encore, le philosophe terminant ce qu’a ébauché l’artiste.

C’est en 1838 qu’avait paru le poème de Prométhée ; cette même année, M. Edgar Quinet publiait une des plus belles œuvres qui soient sorties de sa plume, sa réfutation de la Vie de Jésus du docteur Strauss. Ce que j’admire le plus dans cette savante étude[1], ce n’est pas l’érudition de l’auteur, ce n’est pas la vive lumière qu’il a jetée sur les controverses théologiques de l’Allemagne, c’est son sentiment si vif, si profond, de la personnalité du Christ. Déconcertés par une attaque inattendue et sur bien des points inintelligible pour eux, nos théologiens gardaient le silence ; un philosophe prit la parole, et au nom de la raison, au nom de l’histoire, au nom de la liberté morale de l’homme) il défendit contre le mythologue allemand l’existence et le rôle personnel de Jésus. Voilà vingt ans que ces pages ont paru, et depuis lors bien des écrivains en France, en Allemagne, en Angleterre, ont traité la même question ; aucun, à mon avis, n’a égalé M. Quinet. Ce fut un succès pour l’écrivain et le penseur ! Sa physionomie se dessinait de plus en plus. Vers la même époque, avant le travail consacré à M. Strauss, mais sous une inspiration analogue, il avait donné ces belles études sur l’épopée, qui sont le commentaire de ses poèmes. Certes, il y a là bien des richesses, bien des vues ingénieuses et profondes ; la vraie théorie de l’épopée, indiquée déjà par Fauriel, par M. Magnin, par la critique allemande, est développée par M. Quinet et mise dans tout

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1838.