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tillons de son savoir des citations qui montraient en lui un homme versé dans les littératures anciennes et modernes.

— Bravo ! s’écria le docteur ; vous, êtes un garçon fort instruit, je vois ça. Et le français, le savez-vous aussi ?

— Le français et l’anglais à votre service, répondit Cristiano : on m’a fait apprendre tout cela, et mon goût me portait à l’étude des langues.

— Eh bien ! racontez en français, dit M. Goefle, qui n’était guère moins polyglotte que Cristiano ; j’aime l’Italie, mais j’adore la France ! C’est notre alliée, utile ou non ; c’est surtout l’antithèse de l’esprit russe, que j’ai en exécration.

— Vive Dieu ! et moi aussi, je suis anti-russe depuis que je suis en Suède, et particulièrement depuis hier soir ; mais à présent j’ai à vous prier, monsieur le docteur, de ne pas me prendre pour un pédant : si j’ai osé faire montre de mes petites connaissances devant un professeur de la faculté de Lund, c’est qu’en remarquant la manière dont je découpais proprement le jambon, vous vous étiez demandé intérieurement si je n’étais pas un ex-Frontin de bonne maison, tombé dans la disgrâce et cherchant à faire des dupes.

— Tiens ! vous avez deviné que cette idée me traversait la tête ? Eh bien ! je m’en confesse, et je vois de reste maintenant que si vous avez eu de l’emploi dans les bonnes maisons, ce n’est toujours pas à titre de laquais.

— Eh ! mon Dieu ! monsieur, dit Cristiano, laquais ou professeur, c’est un peu la même chose, à un échelon de plus ou de moins, dans l’esprit de certaines gens.

— Non, pas en Suède, mon ami ; diable ! non, il n’en est pas ainsi.

— Je le sais, monsieur : votre pays est porté aux études sérieuses et nulle part les connaissances humaines ne sont plus noblement encouragées dans leur développement ; mais ailleurs il arrive souvent…

Ici Cristiano fut interrompu par l’entrée d’Ulphilas, qui apportait le déjeuner, et qui, en voyant la table servie, s’arrêta stupéfait.

— Tu le vois, ignorant ! lui cria gaiement M. Goefle, qui devina le motif de sa surprise : mon kobold m’a servi à ta place, et c’est bien heureux pour moi, puisque depuis douze heures tu m’avais si complétement oublié.

Ulph ou Ulf (car l’un et l’autre s’écrivent suivant les traductions), essaya de se justifier ; mais il avait cherché de telles consolations, la veille au soir, dans la bouteille, qu’il avait l’esprit complètement appesanti, et se rendait difficilement compte des motifs qu’il avait eus pour délaisser son hôte. Aux approches du jour, Ulf se sentait