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comme l’a dit spirituellement M. Sainte-Beuve. M. Quinet s’attache au Napoléon populaire, et il revêt ce type d’une poésie qui lui est propre, poésie métaphysique, poésie inspirée de Herder, de Hegel et de la philosophie de l’histoire. Aux yeux du peuple comme aux yeux d’un Hegel, les détails de la réalité disparaissent ; le peuple fait la légende de l’imagination naïve, le philosophe fait la légende de l’imagination métaphysique ; ces deux légendes sont réunies dans le poème de M. Quinet. En un mot, le héros de M. Quinet est le Napoléon des premières Chansons de Béranger, le Napoléon révolutionnaire, démocratique, mais sous les lueurs étranges de cette philosophie d’où est sorti Ahasvérus. À ce Napoléon transfiguré on peut aisément opposer, même comme sujet d’un poème épique, le Napoléon de l’histoire. M. Sainte-Beuve a indiqué cette autre épopée, il en a marqué l’esprit et les conditions avec une finesse supérieure : « Ce mélange d’imagination et d’histoire, d’enthousiasme et de sévérité, de récit idéal et de prophétie sensée, de personnification symbolique en Napoléon et de réalité vivante, de carnage des camps, de ruse dans les conseils et d’équité démocratique, demanderait, pour être réduit en œuvre et conduit à bien, la vie entière d’un Virgile, d’un Dante ou d’un Milton. » M. Quinet, avec son tour d’esprit, ne pouvait songer à une telle œuvre ; bien loin de se proposer pour modèles les poètes d’une culture ingénieuse et savante, il se croyait vis-à-vis de son héros dans les conditions de l’épopée primitive, à peu près comme les trouvères du moyen âge vis-à-vis de Charlemagne. Ce point de vue, éloquemment exposé dans la préface, contesté avec beaucoup de sens par M. Sainte-Beuve, conduisait nécessairement l’auteur au Napoléon de la légende populaire. L’éminent critique que je viens de citer le suivait encore sur ce terrain, et opposait à son goût de transfiguration métaphysique le bon sens de Béranger. On savait que l’auteur des Souvenirs du Peuple préparait une épopée en chansons sur l’homme de Waterloo ; M. Sainte-Beuve l’attendait avec confiance, espérant que l’exagération populaire, comme il dit, serait tempérée par cet esprit si fin. L’éminent critique avait trop présumé de l’auteur du Roi d’Yvetot ; les Dernières Chansons ont mal répondu à son attente. Sous le coup de 1815, Béranger a chanté les émotions de la France, il a consolé la patrie, voilà sa gloire. Quand il a voulu combiner ses inspirations, quand il a essayé de réaliser l’idéal de Napoléon empereur et chef d’une démocratie, maintes considérations particulières l’ont gêné ; son œuvre est froide et contrainte. On sent le diplomate, l’homme qui manœuvre entre les partis et ménage sa popularité. Rien de pareil chez M. Edgar Quinet ; une fois son point de vue arrêté, il se livre à son inspiration avec une généreuse imprudence.