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raison supérieure, les droits de l’imagination. Un philosophe illustre, très sympathique aussi à la poésie, avait été amené à la déclarer presque impossible dans un temps de réflexion et d’analyse ; M. Jouffroy (c’est de lui que je parle) trouva dans M. Magnin un contradicteur armé de toutes pièces. Une psychologie, non pas d’école, mais vivante, une psychologie qui tenait compte des ébranlemens imprimés à l’esprit humain par les révolutions de nos jours, lui permit de rectifier les vues du philosophe. « Après le grand drame de l’empire et de Sainte-Hélène, dit M. Magnin, la France eût été la plus idiote des nations, si elle se fût rendormie platement dans la poésie du XVIIIe siècle. » Qu’on relise ces belles pages, on comprendra l’impression produite par Ahasvérus. Il n’est pas donné à tous les poètes de susciter de tels critiques. Les défauts du poème de M. Quinet, l’excès des couleurs, l’abus de l’effet, le dédain des demi-teintes et des ombres, le scintillement perpétuel des images, le bouillonnement du style, tout cela est signalé avec franchise ; mais aussi comme l’inspiration du poète est comprise et expliquée !… Maintes aspirations confuses, mais sincères et ardentes, le vague espoir d’une rénovation religieuse, le rêve et le pressentiment d’un grand avenir, toutes ces émotions, tous ces élans des âmes généreuses dans une période de ce siècle aujourd’hui bien éloignée de nous, avaient trouvé un interprète enthousiaste et poétique chez M. Quinet, un interprète sympathique et réfléchi chez M. Magnin.

Cependant Ahasvérus ne soulevait-il pas les objections les plus graves ? Au milieu de cette ivresse de la philosophie de l’histoire, où était le sentiment de la liberté, de la responsabilité humaine ? L’humanité jouait bien son rôle en cette mystique épopée ; les cités, les nations, les siècles allaient se faire juger dans la vallée de Josaphat ; où était l’homme, l’homme individuel, l’homme qui a une conscience et qui doit rendre compte de ses actes ? Ces objections, un autre critique très autorisé les adressa au poète avec une singulière vigueur. Tandis que M. Magnin jugeait Ahasvérus au nom de la philosophie et de l’art, M. Vinet le jugeait au nom de la théologie chrétienne. Chrétien évangélique avant tout, M. Vinet allait droit à la pensée religieuse du livre, et il était sans doute injuste pour l’inspiration de l’auteur, lorsqu’il la résumait ainsi : « Le monde n’est selon lui qu’une improvisation hâtée et téméraire, une phrase mal rédigée, un non-sens, dont une rature va faire justice, un caprice que va remplacer un autre caprice peut-être ; ce qui revient à dire que ce monde n’est point l’ouvrage de Dieu, à moins encore que tout ceci ne soit un rêve de l’esprit universel qui s’individualise en chacun de nous, que sais-je ? de l’éternité qui a le cauchemar… » Quoi qu’il en soit, il faut lire cette critique, même après les excellentes