c’est dire qu’il ne croyait pas à cette résurrection de la Grèce pour laquelle se passionnait l’Europe libérale et lettrée. Cette opinion, très consciencieuse chez le savant écrivain, appuyée sur de longues recherches, et qui devait être scientifiquement réfutée, lui a valu d’odieuses et sottes persécutions dans sa patrie ; les derniers événemens, si on s’arrête à la surface des choses, semblent donner raison à M. Fallmerayer, et ceux qui soutiendraient aujourd’hui que les Grecs ont du sang slave dans les veines ne s’exposeraient plus sans doute aux disgrâces qui frappèrent M. Fallmerayer il y a une trentaine d’années. Je m’en tiens pourtant à la Grèce de M. Quinet. Son tableau est vivant. J’y vois le bien et le mal, des signes de mort et des germes de vie. Tout affaissé qu’il est, ce peuple peut se relever encore. L’histoire des Hellènes depuis trente ans a-t-elle démenti ces pronostics du voyageur ? Je ne le pense pas. Si les Grecs d’aujourd’hui nous paraissent un avant-poste des Slaves, c’est que ce grand monde slave, avec sa souplesse tortueuse, les enveloppe, les presse, et que la communauté de religion a noué des liens qui se resserrent d’heure en heure entre Athènes et Saint-Pétersbourg. Opprimés longtemps par les Turcs, les frères de Botzaris se tournent naturellement vers l’ennemi des Turcs, et l’ennemi des Turcs, c’est le tsar. Que l’Europe libérale s’occupe donc de la Grèce, qu’elle protège les chrétiens d’Orient, elle déjouera ainsi les intrigues de la Russie et sauvera la Grèce de ses propres entraînemens. C’est la politique de M. Quinet ; elle ressort manifestement de son livre. Observateur impartial, il n’a pas dissimulé cette empreinte du caractère slave qui apparaît çà et là dans la physionomie de la Grèce moderne. À propos des rapsodes populaires et de ces fragmens d’épopée ignorés de la plus grande partie de la nation, il dit expressément : « La révolution grecque, étant contenue dans le mouvement de la race slave, ne peut avoir pour son poème national qu’une forme épisodique. » Ce trait une fois indiqué, il se garde bien d’y insister comme M. Fallmerayer. Sont-ce des Slaves, en vérité, ces héros de la guerre de l’indépendance ? M. Quinet en a vu plusieurs, et sous l’impression de cette rencontre il les peint avec une précision énergique. Je recommande cette scène si belle, si simple, vraiment antique, où tout à coup, sur la route d’Argos, il se trouve en face des principaux chefs de l’insurrection nationale, le chevaleresque Nikitas et Colocotroni, le dernier des vieux klephtes. M. Quinet, si enthousiaste de l’antiquité grecque, n’a pas plus de vie et de couleur quand il parle des Messéniens. « Je crois, dit-il en un autre endroit, je crois comprendre mieux la figure de Philopoemen, son ardeur de dangers, son esprit de stratagème, depuis que j’ai senti sur mes joues les moustaches fauves de Nikitas. »
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