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leures raisons, et je vais vous secouer jusqu’à ce que vous soyez en état de plaider un peu mieux votre cause.

Le bon Cristiano se laissa secouer avec une incomparable mansuétude. L’habitude qu’il avait prise de dormir n’importe sur quelle planche, soit en mer par tous les temps, soit sur les chemins dans toute espèce de véhicule, lui faisait trouver assez agréable le soin que prenait l’avocat de le bercer rudement, comme pour lui donner l’agréable conscience du repos de ses facultés. Peu à peu cependant l’idée lui vint de se rendre compte du lieu où il se trouvait. Il rouvrit les yeux, regarda le poêle, puis se retourna pour interroger les sombres parois de la salle.

— Le diable m’emporte, dit-il, si je sais où je suis ! Mais qu’est-ce que cela me fait au bout du compte ? Aujourd’hui là, demain ailleurs ! Telle est la vie.

— Prenez au moins la peine, lui dit l’avocat, de savoir devant qui vous êtes.

Assez satisfait de cette fière injonction, M. Goefle s’attendait à voir enfin la surprise, la terreur ou la confusion se peindre sur les traits du coupable ; mais il attendit en vain. Cristiano se frotta les yeux, le regarda en souriant et lui dit du ton le plus affable : Vous avez une bonne figure, vous ! Qu’est-ce que vous me voulez donc ?

— Comment ce que je veux ? s’écria M. Goefle indigné : je veux ma pelisse, mon bonnet, ma veste, mon linge, ma chaussure, enfin tout ce que vous m’avez pris pour vêtir et enjoliver votre aimable personne !

— Bah ! bah ! vous croyez ça ? Vous rêvez, mon brave homme ! dit l’aventurier en se soulevant sur son siège et en regardant avec étonnement sa garde-robe d’emprunt ; puis, se mettant à rire au souvenir encore confus de son aventure : — Ma foi ! monsieur Goefle, dit-il, car c’est au respectable et célèbre monsieur Goefle que j’ai l’honneur de parler, n’est-ce pas ?…

— Tout me porte à le croire, monsieur. Et puis après ?

— Et puis après, reprit Cristiano en se levant tout à fait et en ôtant de dessus sa tête le bonnet du docteur avec une courtoisie parfaite, j’ai à vous demander un million de pardons, tout en reconnaissant que je n’en mérite pas un seul. Que voulez-vous, monsieur ? je suis jeune, je suis au dépourvu pour le moment. Une idée romanesque m’a conduit au bal cette nuit ; je n’avais pas sous la main d’autre mise décente que celle-ci, envoyée à point par la Providence. Je suis un homme très propre et très sain, et d’ailleurs, s’il ne vous convenait pas de remettre des habits portés par moi, je suis sûr de pouvoir vous les acheter demain pour le prix que vous voudrez bien y mettre.