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travaillent actuellement la Turquie. » Cet orgueil sauvage et la haine ou le dédain des Européens sont-ils le seul défaut que reproche aux Turcs de l’Asie-Mineure ce partisan décidé de l’alliance intime de la France et de la Turquie ? Non ; il y a chez les Turcs, soit dans les grands, soit dans le peuple, bien d’autres défauts encore qui contribuent à la ruine du pays : la cupidité des fonctionnaires et des hommes puissans, leurs exactions intolérables. « Nulle part en Turquie l’oppression n’a eu de plus désastreuses conséquences que dans les provinces reculées de l’Asie : des centaines de villages ont disparu, la plupart par un simple caprice de quelque grand propriétaire. En voici un exemple. Un Turc puissant désirait-il accaparer quelques villages voisins de ses terres, il accablait les habitans de tant de vexations, avait recours à des moyens si odieux, que ces derniers venaient d’eux-mêmes s’établir chez leur oppresseur pour avoir le droit de vivre, ou bien ils émigraient. De cette façon, leurs terres étaient abandonnées, leurs villages rayés des listes du gouvernement ; mais le Turc arrivé à son but ajoutait à ses propriétés les champs de ses malheureux voisins. On a constaté que dans une seule localité cent villages avaient été anéantis par un seul Turc[1]. »

M. Viquesnel avait déjà signalé l’odieuse pratique de l’avortement comme une des causes de la dépopulation du pays ; il croyait seulement que cette pratique était surtout fréquente à Constantinople. M. de Hell nous dit que « l’avortement est pratiqué en Turquie dans toutes les familles, et que cet usage, d’une généralité déplorable, est une des causes de la dépopulation de ce beau pays[2]. »

Quand on lit ces passages du voyage de M. de Hell dans la Turquie d’Asie, on se demande naturellement si le publiciste qui conseille à la France de s’unir intimement avec la Turquie est le même que le voyageur exact et véridique qui fait de la Turquie le tableau que nous venons de voir. Comment accorder les vues de l’un avec les témoignages de l’autre ? Vous voulez que la France s’appuie sur la Turquie ? Mais sur quoi s’appuie la Turquie ? Sur sa population elle dépérit ; sur son commerce ? il décline chaque jour ; sur son industrie ? elle n’en a plus ; sur la fertilité de son sol ? elle le laisse inculte et stérile. Prendre un allié, c’est, dans le langage ordinaire, prendre une force ; ici c’est prendre une charge, car enfin est-ce des villages déserts de la Thrace, de la Bulgarie ou de l’Asie-Mineure, que la Turquie fera sortir les soldats qu’elle placera à côté de ceux de la France ? Avec quoi paiera-t-elle ses armées ? Avec

  1. Voyage en Turquie ; et en Perse, exécute" par ordre du gouvernement français 1846-1847-1848, par M. Hommaire de Hell, p. 460-462.
  2. Ibid., p. 514.