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cela n’est pas douteux ; mais une fois qu’on sort du domaine du droit pur et qu’on se résigne à subir la nécessité politique, où n’est-on pas entraîné ! L’Europe n’est pas l’Inde, et que n’y voit-on pas dans les temps de crise ? Demain, qu’une émeute éclate à Barcelone, et on peut savoir d’avance par quels sauvages bandos le capitaine-général essaiera d’intimider les mutins : état de siège, justice militaire, fusillades sans jugement, il ne promettra rien de moins. Pour une parole provocatrice, la mort ; pour une arme de guerre indûment détenue, la mort ; pour un délit qui, en temps ordinaire, s’expie par une amende de cinquante francs, la mort, toujours la mort ! Est-ce à dire que la vie humaine soit devenue tout à coup en Espagne un objet de si mince valeur ? Va-t-on réellement recommencer à Barcelone les massacres de Cabrières ou ceux de Nantes ? Pas le moins du monde. Ces terribles formules, purement comminatoires, sont destinées à frapper les esprits simples, à donner une haute idée d’un pouvoir qui se déclare indépendant de toutes les lois, à relever le prestige défaillant d’une autorité menacée. On espère, à l’aide des mots, se passer des actes ; on menace pour ne pas sévir. Ainsi a fait lord Canning. Il lui eût fallu les trésors de l’Hindostan tout entier pour acheter la soumission des taloukdars ; il paiera cette soumission avec les biens mêmes qu’il leur reprend aujourd’hui pour les leur rendre demain. Quoi de si terrible après tout ?

Qu’on se soit trompé de bonne foi sur le caractère essentiellement modéré de lord Canning et sur le vrai sens de sa proclamation, il ne nous est vraiment pas permis de le croire. Le bénéfice d’une telle erreur, nous ne l’accordons qu’à lord Ellenborough, personnage singulier, esprit sui generis, animé des intentions les plus loyales, mais pétri des préjugés les plus bizarres. Il fut sincère, nous le croyons, dans le blâme précipité dont il foudroya immédiatement la proclamation de son successeur[1]. Ce blâme pourtant était une imprudence pour le moins égale à celle de la proclamation, et détermina un retour d’opinion qui menaça d’emporter le cabinet tory. La démission spontanée de lord Ellenborough devait apaiser la tempête ; mais les membres du dernier ministère whig ne l’entendaient pas ainsi, et voulaient pousser à bout ce commencement de succès pour eux, d’échec pour leurs rivaux. À leur tour, ils dépassaient le but, et leurs efforts échouèrent devant le refus de concours que leur opposa la fraction la plus radicale de la chambre des communes. Il y a là des hommes que lasse le vieux libéralisme, exclusif et trompeur, des grands meneurs whigs, et qui savent maintenant à merveille

  1. Lord Ellenborough a été, comme chacun sait, gouverneur-général de l’Inde anglaise, et son administration, bien intentionnée d’ailleurs, n’y a pas laissé les plus heureux souvenirs.