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À neuf heures, le 30 mai, le coup de canon réglementaire donnait en effet le signal. C’était bien, comme l’avait annoncé le cipaye, dans les lignes du 71e que la révolte éclatait. Sir Henry Lawrence, averti aussitôt, quitta la table dont il faisait les honneurs, et entendit quelques coups de feu dans la direction des cantonnements. Le ciel, de ce côté, ne tarda pas à s’éclairer d’une lueur sinistre, et le bruit de la mousqueterie allait croissant. Les bungalows des officiers étaient en feu : on tirait sur ceux d’entre eux qui s’échappaient.

Le récit des témoins oculaires peut seul faire comprendre le désordre et l’animation des scènes émouvantes dont Lucknow fut alors le théâtre. M. Rees, en arrivant dans cette ville, s’était établi chez son associé, un de nos compatriotes, nommé Deprat. Ce Français, ancien soldat de Cavaignac et de Lamoricière, négociant un peu hasardeux, mais admirable dans des circonstances comme celles où il allait se trouver, avait fait de sa maison, située au-delà de la rivière Goumti, et dans le voisinage du pont de fer jeté sur cette rivière, au nord-ouest de la résidence, un petit fort, un blockhaus, pour mieux dire. Sir Henry Lawrence n’avait pas dédaigné de surveiller ce travail et de fournir à ce représentant de la valeur française, avec les munitions de guerre dont il eût manqué sans cela, les élémens d’une garnison à peu près respectable. Il avait placé sous ses ordres une centaine d’hommes détachés du corps de police. Deprat était donc prêt à tout événement. Une tente était dressée sur sa terrasse, avec deux lits pour lui et pour son associé. Deux petites couleuvrines, des fusils de rechange, une provision d’eau, de la poudre, des balles, des cartouches en quantité suffisante, permettaient de soutenir quelques jours de siège, si la garnison du petit blockhaus restait fidèle, et on comptait un peu sur elle, en raison des vingt-cinq Sikhs qui en faisaient partie. Ceci expliqué, laissons parler M. Rees :

« Le soir du 30 mai, j’étais paisiblement endormi dans mon lit quand le domestique de Deprat me réveilla soudain, et, le visage consterné, m’apprit que les cantonnemens étaient en insurrection. Il fallait se lever sans perdre une minute. J’avais à peine bondi hors de ma couchette lorsque Deprat lui-même m’appela : « La fête a commencé, dépêchez-vous !… » Je ne m’amusai pas à faire toilette : mes habits dans une main et mon fusil à deux coups dans l’autre, je le suivis vers ses magasins, situés en face de sa maison d’habitation… Arrivés sur la terrasse au moyen d’une échelle mobile, nous vîmes l’horizon couleur de sang. On avait mis le feu aux bungalows. La fusillade retentissait, et, plus haut que la fusillade, la détonation de l’artillerie. Le feu cependant diminuait par degrés. Bientôt nous vîmes des cavaliers au galop venant de la ville ou y retournant. Pas un seul ne passait sans explications. Un drôle arrivait, ventre à terre, des cantonne-