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l’air de maraudeurs ; parfois aussi se manifestaient des menaces symboliques, dont voici un échantillon : « Un soir que je passais sous une porte de rue, dans le voisinage du kayserbagh, je vis accrochée au mur la tête d’un jeune buffle ; l’animal semblait avoir été tué tout récemment. Cette tête était fixée les cornes en bas, et le long de ces cornes et autour de la mâchoire inférieure une guirlande de petites fleurs blanches était passée. Je mentionnai ceci à quelques-uns des habitans de Lucknow, qui parurent n’y attacher aucune importance. Pour moi, je ne puis encore m’empêcher d’y voir un de ces mille artifices employés par les musulmans pour nous signaler à la haine des Hindous. C’était dire à la population, — je me le figure du moins : — Voyez ces Européens, — ils tuent des buffles jusque dans vos rues[1] ! »

Autres symptômes, moins équivoques : on voyait çà et là circuler des hommes portant des poupées habillées à l’européenne et représentant des enfans ; ils leur tranchaient la tête à coups de sabre, au grand divertissement des spectateurs. Des placards affichés dans les rues principales exhortaient les Hindous et les musulmans à se soulever et à exterminer les chrétiens. Un négociant portugais, assez imprudent pour faire sa sieste dans son bureau, fut assassiné sans qu’on pût découvrir les meurtriers, qui étaient, paraît-il, des agens de la police indigène. Le corps d’une femme du pays, chrétienne à ce que l’on suppose, fut apporté à la résidence coupé en quatre morceaux. Les mosquées musulmanes (imanbaragh) ne désemplissaient pas, et il en sortait de longues processions qui parcouraient la ville comme pour faire dénombrement et parade des forces hostiles qu’on pouvait mettre en jeu. Les marchands, habitués à faire un mois de crédit aux Européens, ne voulaient plus rien livrer que contre argent comptant. On ne prenait le papier du gouvernement qu’à raison de 37 roupies pour 100, c’est-à-dire avec un escompte de 63 pour 100. Les fakirs étaient plus insolens que jamais. On avait surpris jusque dans les retranchemens nouvellement élevés des émissaires employés à fausser le point de mire des pièces d’artillerie. Enfin, le 30 mai au soir, un cipaye, récemment récompensé par le commissaire en chef pour avoir concouru à la capture d’un espion, vint annoncer au capitaine Wilson, assistant-adjudant-général, que ses camarades entendaient se soulever le soir même. La révolte commencerait à huit ou à neuf heures ; il ne savait pas au juste le moment précis. Cet homme ne paraissait pas douter du renseignement qu’il apportait. Son accent était ému et grave. Il disait la vérité !

  1. A personal Journal of the Siege of Lucknow, by captain R. P. Anderson, London, Thacker and C° 1858.