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bientôt une liste si complète et si amplifiée de ses complices, que tout le souci du pouvoir fut de lui prouver qu’elle avait été bien moins coupable qu’elle ne le disait. Les rigueurs de Dubois et de M. Le Blanc, son agent actif et dévoué, consistèrent à envoyer quelques pauvres diables manger à Madrid un pain fort mal gagné, et les soubrettes de la pièce continuer sous l’abri complaisant de la Bastille le cours de leurs galanteries. M. et Mme du Maine, pour prix d’un repentir exprimé avec effusion, retrouvèrent leurs palais, leurs richesses, et bientôt après le rang qui leur avait été ravi pendant qu’on leur faisait l’honneur de les craindre. Ce ne fut un événement pour personne, excepté pour Saint-Simon, trop aveuglé pour comprendre que des chefs de parti ont plus à redouter le ridicule que l’échafaud.

Après que le ballon qui semblait receler tant d’orages eut été percé d’un coup d’épingle, l’horizon se rasséréna, et les trois dernières années de la régence ne furent pas moins paisibles que ne l’avaient été celles du précédent règne. Paris seul fut agité par l’avilissement des actions et par des ruines aussi rapides que l’avaient été certaines fortunes ; mais cette agitation, strictement concentrée dans la capitale, n’atteignit que les familles engagées dans le commerce de honteuses valeurs, sans que la chute du système affectât d’ailleurs la richesse publique, dont il avait provoqué l’accroissement sensible[1]. Aucune des deux qualités par lesquelles se fondent les gouvernemens n’avait donc manqué à Philippe ; il avait été heureux et habile. Nul obstacle ne s’élevait désormais contre son pouvoir dans le sentiment public. Si l’on veut même lire avec attention le très instructif journal où l’avocat Barbier a consigné sans plus de prétention que de parti pris ses notes quotidiennes sur les dispositions du peuple et de la bourgeoisie, l’on verra qu’à la dernière période de la régence la fâcheuse impression produite sur les gens de bien par les mœurs du régent était comme amortie par l’admiration croissante que suscitait son grand esprit politique[2]. À partir de

  1. Ne voulant dans cette étude embrasser que les principales données politiques, je me borne à rappeler sur ce point-là l’accord de tous les historiens et de tous les économistes du XVIIIe siècle. Voyez surtout Voltaire, Siècle de Louis XV, ch. II ; Marmontel, Régence du duc d’Orléans, tome Ier, page 202 ; Mémoires du marquis d’Argenson, tome Ier, page 23, et Forbonnais, Recherches sur les finances, tome II, page 640.
  2. Ce double sentiment est exprimé a toutes les pages du journal de Barbier. Il suffira, parmi de nombreux passages, de citer le suivant, où l’on trouve l’opinion de Paris prise sur le fait dans une note écrite au lendemain de la mort du régent. Il Le duc d’Orléans n’a eu contre lui que le malheureux système de 1720, qui a ruiné, bien des familles particulières, car le royaume n’a jamais été ni si riche, ni si florissant. Quoique je sois l’un des blessés, il faut pourtant rendre justice à la vérité. Hors cela, il n’y a jamais eu un plus grand prince… Pour la politique, jamais personne ne l’a possédée comme lui. Depuis la mort de Louis XIV, il a mené toutes les cours selon ses vues. Il a fait une guerre à l’Espagne, et deux ans après il fait sa fille reine d’Espagne en la mariant au prince des Asturies et une autre fille à don Carlos. Hors cette campagne, la France a été en paix depuis sa régence. Il a contenté la cour de Rome, dont il était très ami, et de laquelle lui-même il se souciait fort peu, à ce que je crois. Il avait une qualité, qui est bien l’âme du conseil, le secret. Il aimait fort toutes les p… nouvelles qui paraissaient dans Paris, mais avec toutes ces femmes, p… ou autres, il n’était jamais question d’affaires d’état ; travaillant beaucoup, mais se divertissant trop et ayant trop bu, ce qui lui a attiré son attaque d’apoplexie. » (Chronique de la Régence et du Règne de Louis XV de décembre 1723, tome Ier, p. 306, éd. Charpentier.)