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que la France dans les projets déjoués par la ferme et saine politique du régent. Pendant que le succès n’aurait servi que les intérêts personnels des infans, l’avortement de ces desseins épuisa la nation et la laissa, sans armée et sans marine, dans une prostration mortelle que le règne de Charles III suspendit à peine pour quelques années. Lorsqu’on observe la persistance avec laquelle ces plans audacieux furent suivis par un ministre chez lequel l’intelligence égalait la passion, on est conduit à soupçonner qu’Alberoni songeait moins à relever l’Espagne qu’à servir l’Italie. Préparer l’indépendance de sa patrie en y implantant des princes assez puissans pour la défendre, accomplir ce dessein à l’aide de toutes les ressources d’un pays qu’il détestait encore plus qu’il n’en était détesté, telle me semble avoir été l’arrière-pensée de cet homme, type accompli du génie italien dans ses haines sans mesure et ses ambitions sans scrupule. Animé contre l’empire et les Allemands des fureurs d’un guelfe du XIIe siècle, aussi éloquent dans l’expression de ses antipathies que Machiavel exhortant Laurent de Médicis à délivrer l’Italie des barbares, le curé parmesan subordonnait, comme le secrétaire d’état florentin, la politique et la morale à son idée fixe. Le monde vit donc un prêtre décoré de la pourpre arrachée au saint-siège par ses menées user du sceptre comme d’un poignard, et conspirer contre son repos et contre les traités dans le cabinet d’un grand roi comme de nos jours pourrait le faire un chef de conjurés dans ses ventes.

Jamais un ministre turbulent n’avait trouvé des circonstances plus favorables pour bouleverser l’Europe. Toutes les cours étaient troublées par des contestations dynastiques ou par l’amer regret des sacrifices qu’elles avaient dû consentir lors de la pacification générale consommée à Utrecht, à Rastadt et à Bade[1]. La France, au dire du parti de l’ancienne cour, assistait à un commencement d’usurpation préparée par un empoisonneur. L’Angleterre venait de voir débarquer sur ses rivages un vieil électeur allemand, aussi peu soucieux des intérêts de ses nouveaux sujets qu’ignorant de leurs usages et de leur langue. Il avait étalé au milieu d’un peuple inquiet et sévère le scandale de ses préférences et celui des plus honteuses dissensions domestiques. L’esprit de parti protégeait seul George Ier sur un trône qu’un prétendant habile et résolu aurait facilement ébranlé ; mais, heureusement pour la maison de Hanovre Jacques III n’avait un moment touché la terre natale que pour la quitter avec précipitation, et ce prince se montrait aussi peu capable de préparer le succès de sa cause que peu digne de l’héroïque dévouement des

  1. Paix d’Utrecht du 11 avril 1713, paix de Rastadt et de Bade du 6 mars et du 7 septembre 1714.