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« Je viens de terminer mon aventureux voyage de l’autre côté de la chaîne Sajan, dans l’empire céleste de sa majesté chinoise. Pendant un mois, j’ai été en selle, presque chaque jour, du lever au coucher du soleil, et quand les journées du mois de juin dans le Sajan me paraissaient trop courtes, je les allongeais souvent en profitant d’un beau clair de lune. J’ai parcouru des steppes déserts et sans limites, gravi des rochers, de hautes montagnes, traversé des fleuves et des marécages, de profondes forêts et des taillis. À l’exception de quelques laveries d’or, je n’ai rencontré aucune habitation humaine, et je me suis vu obligé par la pluie et le soleil, le froid et le chaud, les orages et les ouragans, à reposer à la belle étoile ou sous ma tente de toile. Ma nourriture a consisté, dans les jours les plus heureux, en lait de vache, de brebis ou de chèvre, quelquefois en racines d’herbe, mais d’ordinaire seulement en pain et en thé.

« C’est pour un fonctionnaire russe une entreprise très dangereuse que de s’aventurer sans permission supérieure au-delà de la frontière chinoise, et cette permission n’est accordée à personne, sauf à quelques savans voyageurs ; mais il arrive souvent que les chercheurs d’or russes rencontrent leurs voisins chinois sur la frontière : je bâtis là-dessus mon projet pour parvenir chez les Sojotes. Je comptais me donner pour un chercheur d’or qui, après avoir longtemps erré dans la montagne, vient chercher un peu de repos et demander l’hospitalité. — Un darga (chef) sojote me reçut à bras ouverts et me demanda bien vite des nouvelles du « khan blanc » (le tsar). Il m’interrogea sur la condition du peuple, l’état des troupeaux en Russie, sur les pâturages, le temps, etc. Il voulut bien m’apprendre lui-même que le « grand khan » ou sa majesté chinoise était toujours aussi puissant, en aussi bonne santé, que ses sujets étaient tranquilles et satisfaits ; les troupeaux avaient de quoi paître, l’herbe poussait, le soleil brillait. Pour tout dire en un mot, Dalaï-Lama était un dieu tout bon et tout parfait. Après des complimens réciproques, nous tirâmes l’un après l’autre quelques bouffées de la pipe du darga, nous mîmes ensemble les doigts dans ma tabatière, et nous devînmes en un instant si bons amis, que le darga me donna une peau de chèvre, et qu’à mon tour je lui fis cadeau de la tabatière. Tout cela se passait devant ma tente, peu de temps après mon arrivée dans l’empire chinois. Le lendemain, je fis une visite au darga ; mais notre amitié de la veille était complètement oubliée. Le terrible homme me menaça de me faire prisonnier, si je ne me hâtais de repasser la frontière. Qu’y avait-il à faire en pareille circonstance ? Je priai le prince d’entrer sous ma tente, et lui donnai un morceau de maroquin rouge, en lui demandant la permission de rester dans l’empire céleste jusqu’à ce que mes gens et mes chevaux fussent reposés. J’avais déjà eu le temps de gagner quelques pauvres diables qui s’étaient mis à mon service jour et nuit, et étaient prêts à me raconter tout ce que je désirais savoir. Mon travail terminé, je remontai en selle et repris de grand cœur le chemin de la chaîne Sajan. »

Ce récit montre d’une façon assez piquante que les Chinois sont naturellement très disposés à entrer en rapports avec les étrangers, mais qu’ils sont retenus par la crainte de violer les ordres inspirés