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pagne pour ce jeune homme, qui doit en être friand… C’est bien, Karl, en voilà assez, mon garçon ; mais ne t’éloigne pas, il nous faudra du dessert tout à l’heure.

En commandant de la sorte, M. Stangstadius s’installa le dos au poêle, et se mit à boire et à manger d’une si mirifique manière que Cristiano, mettant toute honte de côté, se mit à dévorer de toute la puissance de ses trente-deux dents. Quant au savant, qui n’en avait plus qu’une douzaine, il savait si bien s’en servir, qu’il ne demeura pas en arrière, mais sans cesser de parler et de gesticuler avec une singulière énergie. Cristiano, étonné, le comparait intérieurement à un monstre fantastique, moitié crocodile et moitié singe, et il se demandait où était le siège de cette vitalité effrayante dans un corps disloqué, d’une apparence chétive, surmonté d’une tête pointue, aux yeux divergens et à la mobilité insensée.

La conversation du géologue l’aida à résoudre ce problème. Le digne homme n’avait jamais aimé personne, pas même un chien. Toutes choses lui étaient indifférentes en dehors du cercle d’idées où il vivait pour ainsi dire de lui-même, se plaisant, s’admirant, se cajolant, et se nourrissant du parfum de sa propre louange à défaut d’autre chose.

— Voyez-vous, mon cher, disait-il en réponse aux félicitations de Cristiano sur sa magnifique santé, je suis un être que Dieu a fait et ne recommencera pas. Non, je vous jure, il ne le pourra pas ! Je n’ai rien des misères des autres hommes. D’abord je n’ai jamais connu la grossière et misérable infirmité de l’amour. Je n’ai jamais perdu une minute de ma vie à m’oublier moi-même pour une de ces gentilles poupées dont vous faites des idoles. Une femme de soixante-dix ans ou de dix-huit, c’est absolument la même chose. Quand j’ai faim, si je suis dans une cabane, je mange tout ce que je trouve, et si je ne trouve rien, je pense à mes ouvrages, et j’attends sans souffrir. À une bonne table, je mange de tout, et tant qu’il y en a, sans être jamais incommodé. Je ne sens ni chaud ni froid ; ma tête brûle toujours, mais d’un feu sublime qui n’use pas la machine, et qui tout au contraire la soutient et la renouvelle. Je ne connais pas la haine ou l’envie ; je sais très bien que personne n’en sait plus que moi, et quant à ceux qui me jalousent (le nombre en est grand), je les écrase comme des vers de terre, et ils ne se relèvent jamais de ma critique. Bref, je suis de fer, d’or et de diamant, et je défie les entrailles du globe de receler une matière plus dure et plus précieuse que celle dont je suis fait.

À cette déclaration si nette et si franche, Cristiano ne put se défendre d’un fou rire qui ne déconcerta et ne fâcha en rien le chevalier de l’Étoile polaire. Tout au contraire, il prit cette hilarité pour un joyeux hommage rendu à sa supériorité universelle, et Cris-