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la tournure et la physionomie du maître de la maison. Près du lieu d’où il observait toutes choses sans se mettre en évidence, deux hommes causaient à voix basse en lui tournant le dos. Involontairement Cristiano suivit leur conversation, bien qu’il n’y prît aucun intérêt personnel.

Ces deux hommes parlaient français, l’un avec l’accent russe, l’autre avec l’accent suédois. La langue des cours et de la diplomatie était apparemment nécessaire à l’échange de leurs idées.

— Bah ! disait le Suédois, je ne suis pas plus bonnet que chapeau, bien que l’on me mette à la tête d’une certaine fraction des plus épais bonnets de coton de la diète. Au fond, je me moque de toutes ces puérilités, et vous connaîtriez mal la Suède, si vous faisiez plus de cas des uns que des autres.

— Je le sais, répondit le Russe : les voix sont au plus offrant.

— Offrez donc ! Vous n’avez pas d’autre politique à suivre. Elle est simple, et elle vous est facile, à vous qui avez un gouvernement riche. Quant à moi, je vous suis tout acquis, sans vous rien demander ; c’est une affaire de conviction.

— Je vois que vous n’êtes pas de ces patriotes de l’âge d’or qui rêvent l’union Scandinave, et qu’on s’entendra toujours avec vous. La tsarine compte sur vous ; mais n’espérez pas vous soustraire à ses libéralités : elle n’accepte aucun service qu’elle ne récompense magnifiquement.

— Je le sais, reprit le Suédois avec un cynisme qui frappa Cristiano ; j’en ai fait l’expérience. Vive la grande Catherine ! qu’elle nous mette dans sa poche, ce n’est pas moi qui m’y opposerai. Qu’elle nous débarrasse surtout des folles notions de droit et de liberté des paysans, qui sont notre fléau ! Qu’elle donne un peu de knout à la bourgeoisie et pas mal de Sibérie à bon nombre de nobles qui veulent faire à leur tête ! Quant à notre bonhomme de roi, qu’on lui rende son évêché, et surtout qu’on lui ôte sa femme, et il n’aura pas à se plaindre.

— Parlez moins haut, reprit le Russe ; peut-être nous écoute-t-on sans en avoir l’air.

— Ne craignez donc rien ! Tout le monde fait semblant de savoir le français, mais il n’y a pas ici dix personnes sur cent qui l’entendent. D’ailleurs, ce que je vous dis là, j’ai coutume de le dire sans me gêner. Il y a longtemps que j’ai découvert que la meilleure politique était de faire craindre son opinion. Quant à moi, je crie sur les toits que la Suède est finie. Que ceux qui le trouvent mauvais me prouvent le contraire !

Cristiano, bien qu’il n’appartînt à aucune nation, ne sachant rien de son pays et de sa famille, se sentit indigné d’entendre un Sué-