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les gypsies portent sans le savoir la peine de leur résistance aux lois de la vie sociale, et surtout à la première de ces lois, la fixité du domicile. Cette race est malheureuse : j’ai plus d’une fois surpris sur le visage cicatrisé des roms et des juwas, sous le froncement de leurs sourcils, une expression de vide et de mélancolie commune à toutes les tribus plus ou moins sauvages qui vivent sous la tente. Leur joie même est triste et forcée. Je me demande seulement si le besoin inné de déplacement, si des penchans héréditaires et une sorte de point d’honneur incarné dans la race depuis des siècles peuvent être victorieusement combattus par l’appât des logemens gratuits ou par toute autre institution de ce genre. Avant de changer la manière de vivre, ce sont les habitudes morales de ce peuple qu’il faudrait modifier. Il conviendrait, je crois, de chercher dans le caractère des gypsies quels sont les dons naturels et particuliers à la race qui, cultivés, pourraient neutraliser l’attrait en quelque sorte maladif de l’espace. La difficulté est de se faire une idée juste des moyens d’influence auxquels ils opposent une force négative et de ceux auxquels ils se montrent accessibles. Des ministres protestans ont composé pour eux des traités de morale, tracts. À Dieu ne plaise que je veuille diminuer le mérite de tels efforts ; mais ces petits livres ont avant tout le tort de s’adresser à une population qui ne sait pas lire, et ensuite de tous les stimulans moraux celui auquel les Romany se montrent le plus étrangers dans leur condition présente, c’est le sentiment religieux. Les dogmes de l’Occident glissent sur leur imagination comme ont glissé jadis les dogmes et les gigantesques symboles de l’Orient. Il est permis de le regretter ; mais ce n’est point par là, l’expérience le démontre, qu’on peut les émouvoir.

La race des gypsies est, on ne le croirait point, quand on regarde à son ignorance et à son état de misère, une race artiste. Les femmes surtout témoignent un goût particulier pour la musique et pour la danse. Elles possèdent dans leur langue d’anciens chants qui ont le parfum sauvage de la bruyère, et qui ont passé par leur bouche de siècle en siècle, de rocher en rocher, comme un écho lointain de la patrie inconnue. L’effet de ces chants la nuit, au milieu des ruines de l’ancienne Écosse, est d’un effet merveilleux[1]. À Constantinople, on voit souvent dans les cafés des femmes gypsies se livrer, avec divers instrumens de musique, à des danses lascives, mais qui ne manquent point de caractère. En Hongrie, où ce peuple errant est encore plus abaissé que dans les autres états du monde

  1. Dans les courses de chevaux, il n’est pas rare de rencontrer en Angleterre des ménestrels à peau brune, qui, sans aucune éducation musicale jouent du violon avec un goût surprenant.