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des conséquences d’une faute qui aurait pu provoquer la plus sérieuse agitation jusqu’en Serbie et en Bulgarie. La dernière expédition présentait les mêmes inconvéniens et faisait naître les mêmes périls. Si l’on veut bien examiner de sang-froid et sans opinion préconçue l’état des choses, on reconnaîtra qu’en saisissant dans cette dernière occasion le rôle que l’Autriche avait su prendre en 1852, les puissances ont rendu à la Turquie le même service, et que le cabinet de Vienne ne doit avoir d’autre regret que de leur avoir cette fois laissé le soin de l’imiter, au lieu de rester lui-même fidèle au précédent qu’il avait créé.

On sait en quoi consiste la concession demandée à la Porte. Le Monténégro est indépendant de fait depuis nombre d’années. Cette indépendance toutefois n’a encore été officiellement reconnue par aucune puissance, et la Turquie la conteste formellement. Il serait certainement désirable que la question fût tranchée, et pour notre part nous croyons que, si l’on devait l’aborder, la seule solution possible serait de mettre le droit d’accord avec le fait. L’intégrité de l’empire ottoman a été placée par le traité de Paris sous la sauvegarde de l’Europe, et c’est une des bases essentielles de l’équilibre général ; mais si les intérêts des cabinets, comme leurs engagemens solennels, leur font un devoir de veiller à ce qu’il n’y soit porté aucune atteinte, leur équité répugnerait certainement à replacer de leurs mains, sous la suzeraineté du sultan, une petite peuplade chrétienne qui depuis si longtemps a su s’y soustraire à force de persévérance et de courage. Supposer qu’on le pourrait sans difficulté, ce serait ne pas se rendre compte de la puissance de l’opinion en Europe. Cette opinion, en définitive si éclairée et si sage, a pu s’élever depuis quelques années contre l’incurie des Grecs, contre leur mauvaise politique ; elle a pu, en voyant le médiocre parti qu’ils ont su tirer d’une situation si favorable, se demander si les cabinets ne s’étaient point trompés en démembrant l’empire ottoman, pour créer un royaume qui n’a été jusqu’à présent pour eux qu’un fardeau et un embarras. En se posant ces questions, personne cependant n’osait publiquement regretter l’indépendance de la Grèce, personne n’osait faire des vœux qui y fussent contraires, et même au plus fort de la guerre, lorsque, joignant l’ingratitude à l’imprévoyance, la Grèce s’employait tout entière en faveur de nos adversaires à des diversions qui obligeaient à occuper son territoire, c’est en protectrice encore plus bienveillante que sévère que la France s’est présentée au Pirée. Elle obéissait à un penchant habituel pour la modération, à l’instinct de générosité qui domine en toute occasion sa conduite ; mais elle n’aurait pu y manquer en cette circonstance sans blesser les sentimens de l’Europe, qui, bien que la vieille lutte ait cessé entre l’islamisme et le christianisme, bien que l’intérêt des deux croyances soit le même en Turquie, ne peut pas abdiquer toute sollicitude pour ses coreligionnaires. On se trouverait aux prises avec les mêmes difficultés, si l’on voulait aujourd’hui prêter main-forte à la Turquie pour établir son autorité sur le Monténégro, et peut-être serait-on accusé d’aller plus encore contre le vœu de la nature ; car si les Grecs sont présentement indépendans, il leur a fallu pour le devenir le concours de la France, de l’Angleterre et de la Russie, et les Monténégrins ne doivent qu’à leur propre énergie la situation dont ils jouissent.