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instante. — Consolez-vous, mon cher, lui dis-je ; il y en a deux cents dans Paris à l’heure qu’il est. — Comment donc ? s’écria-t-il, comment, et par quel enchantement ? — Comment ? lui dis-je ; sur moi, autour de moi, dans les coffres, sous les coussins du fiacre. Je n’ai pas voulu vous donner de l’inquiétude ni vous causer de l’humeur en vous contrariant ; mais, tandis que vous faisiez des phrases avec la belle dame, j’allais, je venais, et j’entassais les ballots dans le fiacre. J’ai fait travailler les filles des commis de cette barrière : j’étais sûre que l’on ne fouillerait pas, et que, dans tous les cas, six francs me tireraient d’affaire. » Jamais je n’ai vu un homme aussi content, une bagatelle le mettait aux anges. Il me remercia mille fois, et pendant plusieurs jours il ne fut question que du mémoire passé à la barbe des espions de police.

« Je commençai à cette époque mes fonctions de femme de ménage. Je fis vendre les chevaux, j’engageai Mirabeau à se passer de carrosse et à ne garder qu’une personne pour nous servir. Je ne dédaignai pas de me faire rendre compte de son linge et de l’entretenir de mes propres mains ; je me fis aussi remettre tous les soirs le mémoire de la dépense. Mirabeau, alors très gêné, ne savait pas compter : il me donnait tout son argent à garder, et dans des temps moins malheureux il en a toujours été de même, jusqu’au moment où, par une erreur funeste, il obligea sa meilleure amie de l’abandonner. Si parfois on lui voyait de l’or dans sa bourse, il n’y était que pour la parade ; s’il lui arrivait de changer un louis, il m’en prévenait aussitôt, comme si cet argent m’eût appartenu. Son grand plaisir était de me faire des présens : il m’apportait sans cesse des cadeaux, et, bien qu’ils fussent à mon usage, il avait si grande peur que je ne le grondasse, que de ce qui lui coûtait trois louis il n’accusait que trente-six livres ; mais, comme il prenait à crédit et que c’était moi qui payais les mémoires, la supercherie était bientôt découverte. Lorsque c’étaient des bijoux, après m’en être parée deux ou trois jours pour lui faire plaisir, je composais avec le marchand pour les lui faire reprendre ; lorsque c’était un bonnet ou un chapeau, le mal était sans remède, mais je n’avais pas le courage de lui faire une querelle de son aimable générosité.

« La vie que nous menâmes pendant les deux mois et demi qui précédèrent notre voyage à Londres fut très simple : Mirabeau écrivait toute la matinée, nous dînions presque toujours ensemble ; ensuite il allait voir quelques amis, et tous les soirs il soupait régulièrement chez Mlle Julie[1], rue Chantereine, où se trouvait en hommes la meilleure compagnie de Paris.

« L’ouvrage qui occupait alors Mirabeau était celui sur l’ordre de Cincinnatus, dont on craignait en Amérique des conséquences fâcheuses pour la liberté. Franklin lui avait communiqué un petit pamphlet dont il désirait une traduction : au lieu d’une traduction, Mirabeau en fit une imitation ; il y ajouta ses propres idées sur la noblesse héréditaire sur les ordres en général, et fit de cette bagatelle un livre excellent. Son procès[2] s’instruisait

  1. Julie Carreau, depuis femme de Talma. (Note de M. Lucas de Montigny.)
  2. C’est-à-dire son appel au grand conseil déjà mentionné plus haut.