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je vous le confierai volontiers. » Je lus ces fragmens de mémoires : ils m’intéressèrent, et je me promis de les mettre un jour en lumière. Depuis la mort de M. Lucas de Montigny, ils m’ont été confiés de nouveau par son fils parmi d’autres documens destinés à faire l’objet d’une étude plus étendue et plus grave. Je me suis demandé assez longtemps sous quelle forme il convenait de présenter au public ces confidences de Mme de Nehra sur Mirabeau. J’aurais pu essayer de les transformer en un petit roman, mais je n’ai aucun goût pour le mélange de la fiction et de la vérité. Je ne pense pas non plus qu’il soit possible d’intercaler avantageusement ce tableau de mœurs dans un travail sur les Mirabeau. Je me décide donc à le publier tout simplement à part, en le faisant précéder des quelques informations que j’ai pu recueillir auprès de M. Lucas de Montigny et ailleurs sur Mme de Nehra.

Henriette-Amélie, connue sous le nom de Mme de Nehra, était la fille naturelle d’un homme qui figure parmi les illustrations politiques et littéraires de la Hollande au XVIIIe siècle. Son père, Onno Zvier van Haren, après avoir joué un rôle assez important dans les affaires, se fit surtout remarquer par un poème épique en vingt-quatre chants intitulé les Gueux, dans lequel, adoptant la qualification injurieuse dont les libérateurs de la Hollande s’étaient fait un titre d’honneur il célèbre avec une grande verve de patriotisme les héros qui ont affranchi son pays du joug espagnol. La jeune Henriette avait quatorze ans lorsqu’elle perdit son père, qui, d’après les quelques mots qu’elle en dit elle-même et d’après les renseignemens fournis par M. Lucas de Montigny, paraît l’avoir fait élever avec beaucoup de soin jusqu’à sa mort ; mais comme il avait d’autres enfans nés d’un légitime mariage, il ne put lui laisser qu’une modique pension viagère. L’orpheline, n’ayant pas le droit de porter le nom de l’homme qui lui avait donné le jour, prit celui de Nehra, anagramme de Haren, et, à la suite de circonstances que j’ignore, elle fut envoyée en France et placée comme pensionnaire libre dans un couvent de Paris. C’est là qu’elle connut Mirabeau au commencement de 1784. Elle n’avait pas encore dix-neuf ans, étant née le 15 mai 1765, et, à en juger par le portrait dont j’ai parlé plus haut, qui doit dater de cette époque, elle était ravissante de beauté, de fraîcheur et de grâce.

Avant de la laisser raconter elle-même comment elle fut entraînée à lier sa destinée à celle de Mirabeau, je crois devoir la faire connaître par le témoignage d’un homme qui l’a vue fréquemment lorsqu’elle vivait encore avec le fougueux tribun, et qui parle d’elle avec un accent d’estime d’autant moins suspect qu’il ne le prodigue pas en pareille circonstance, car cet homme est un juge souvent très sévère