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« À peine mon père avait-il rendu le dernier soupir, que le président du tribunal arriva par hasard dans le village. Malgré toutes nos précautions, il se douta de quelque chose ; il apprit, je ne sais comment, qu’un vieux croyant venait de mourir sans avoir renoncé à sa foi, et se rendit dans la maison.

« — Je voudrais bien connaître, nous dit-il en entrant, les circonstances de cette mort. Quel est ce vieillard ? Montrez-moi son passeport.

« Mon père n’en avait pas ; il prétendait que c’était un péché d’en avoir un. Nous en avions souvent causé ensemble, et il disait qu’un passeport et le cachet de l’Antechrist, c’est tout un. Le président n’était pas homme à entendre raison sur ce point. — Donnez-moi son passeport, nous répéta-t-il.

« — Où voulez-vous que nous le prenions ? Il n’en a pas.

« — Ainsi point de passeport ! Voilà qui est bien entendu. Maintenant il s’agit de savoir qui de vous a empoisonné ce vieillard. Et puis je voudrais bien connaître la loi qui autorise un homme à mourir sans recevoir les sacremens.

« Après avoir ainsi parlé, il s’approcha du mort et se mit à l’injurier. J’étais encore jeune alors ; j’avais le sang vif, et il me monta à la tête. — Combien votre honneur reçoit-elle d’appointemens, lui dis-je, pour insulter les morts ?

« Il se mit à rire, l’impie, et me donna un petit coup sur la joue. »


Révolté par cette insulte grossière, le jeune dissident n’hésite plus à marcher sur les traces de l’homme qu’il vient de voir mourir au début d’un pèlerinage entrepris pour aller au-devant des persécuteurs. Il consacre ses dernières économies, un millier de roubles, à obtenir des fonctionnaires l’autorisation d’enterrer son père suivant l’usage des vieux croyans. Il est fils unique ; sa vieille mère, avec laquelle il vit, l’engage à prendre femme. Le jeune fanatique se souvient d’un conseil de son père mourant ; il résiste pendant trois ans, puis finit par céder, et choisit une veuve dont sa mère lui a vanté la dévotion. Cependant le mariage soulève une nouvelle difficulté : la cérémonie aura-t-elle ou non lieu suivant le rite des vieux croyans ? La prudence l’exige, il faut recourir à un moyen terme. On se marie dans une église orthodoxe, et à l’issue de la cérémonie des pèlerins vieux croyans, qui se présentent fort à propos, donnent l’absolution aux mariés. Les premiers mois qui suivent cette union sont assez paisibles ; ils précèdent malheureusement une nouvelle série de tristes aventures.


« Pendant quelque temps, tout alla bien dans notre maison… Chaque fois qu’il nous arrivait des frères quêteurs, on se mettait en frais d’hospitalité, et la braga[1] ne manquait pas. J’avais pris goût à ces entretiens. Entre chaque rasade, nos saints hôtes faisaient un petit sermon. Ma femme et moi,

  1. Boisson faite d’orge et de millet.