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Étudier notre temps dans tous les faits qui se succèdent, dans les discussions qui s’agitent, dans le travail confus des idées et des intérêts, c’est embrasser d’un regard l’histoire de tous les jours, une histoire que rien n’interrompt, qui recommence à chaque instant et va d’un autre côté se relier au passé. Quand on observe le présent, les événemens nous apparaissent avec ce qu’ils ont d’incomplet et de nécessairement inachevé ; ils ne sont souvent que le vague dessin des choses futures ; dans le passé, tout est irrévocablement accompli. Rien ne peut plus altérer le caractère essentiel de ces époques historiques qui sont derrière nous ; mais’dans ce passé même, dans ce passé si souvent et si curieusement interrogé, il s’en faut que tout soit connu. Plus nous avançons, plus les documens se pressent, et en se multipliant ils dévoilent des aspects nouveaux, ils initient au secret des combinaisons de la politique, ils replacent les hommes dans la vérité de leur rôle et de leur caractère. C’est là l’intérêt de cette grande enquête qui se poursuit sous nos yeux sur le premier empire, enquête où le livre des Mémoires et Correspondance du prince Eugène figure comme l’un des plus précieux et des plus récens témoignages. Ces Mémoires dont le second volume vient de paraître, ne dévoilent nécessairement qu’un côté de la politique impériale. Ils ont cela d’utile et de nouveau cependant, qu’ils montrent mieux cette politique dans ses rapports avec l’Italie. C’est le prince Eugène, on le sait, qui, pendant tout l’empire, a exercé le souverain pouvoir dans le royaume dont Milan était le siège. C’était là, nous le disions récemment, une des créations impériales qui auraient pu vivre ; par elle-même, elle n’avait rien que de pratique et de possible. Ce n’est point par un vice propre, par une impossibilité essentielle de durée, que le royaume d’Italie a disparu ; c’est parce qu’il est resté jusqu’au bout dépendant de ce vaste système qui froissait trop d’intérêts et violentait trop d’instincts pour ne pas provoquer une immense réaction de haines. Si Napoléon n’eût pas hésité, comme il hésitait toujours quand il fallait se dessaisir d’une conquête, s’il eût sanctionné l’indépendance du nouvel état lorsqu’il mariait Eugène, avec la princesse de Bavière, ou même dans les années suivantes, qui sait ? peut-être le royaume d’Italie eût-il survécu à l’heure des grands désastres, et par là se trouvait résolue une question qui est encore la plaie saignante de la politique contemporaine.

Les Mémoires du prince Eugène montrent combien l’Italie était une vive préoccupation pour Napoléon, et même combien l’empereur était attentif à tout ce qui pouvait relever ce malheureux pays. Napoléon, il est vrai, comprenait ce rajeunissement de l’Italie à sa manière, et il prétendait l’accomplir par des procédés que seul il était capable d’imaginer ou d’imposer. Il faut bien en prendre son parti avec ce terrible génie. Pour lui, les hommes ne sont pas des hommes ; ce sont des chiffres qu’il groupe et qu’il fait mouvoir. En Italie comme partout, il ne reconnaît que la puissance de sa volonté, dans les plus grandes choses comme dans les plus petites, et au milieu de la guerre, en distribuant des couronnes, il s’occupe encore de façonner les nobles italiens à l’exercice de la chasse pour développer leur activité et les distraire des femmes. C’était un terrible père des peuples, dont le système n’est pas absolument recommandé par l’expérience ; mais, en fai-