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vue, le visage bronzé et balafré du vieil écuyer s’illumina d’un éclair de joie. Sous le manteau léger jeté autour de ses épaules, don Guillermo cachait l’épée de combat.

Andrès et son jeune maître partirent pour la ville du Puerto-Santa-Maria. Ils galopaient rapidement à travers les flots de poussière soulevés par la foule qui remplissait les chemins. La funcion devait commencer à l’heure où la brise du soir, subitement éveillée, répandant un peu de fraîcheur autour de la baie de Cadix, bruit dans les rares palmiers penchés sur les vieux murs, fait frissonner les orangers et agite gaiement les rideaux qui flottent aux fenêtres.

Dès deux heures de l’après-midi, les portes du cirque furent ouvertes ; à quatre, les gradins se couvraient de spectateurs ; à cinq, un taureau avait déjà succombé. La foule, plus bariolée, plus agitée aussi qu’un champ de coquelicots secoués par le vent, se livrait aux accès d’une joie tumultueuse. Derrière les barrières, qui forment un couloir autour de l’arène, se tenaient quelques spectateurs plus sérieux, véritables dilettantes plus occupés à suivre les chances du combat qu’à regarder les jeunes filles accoudées sur le devant des loges. C’était là que Guillermo avait pris place, le chapeau sur le front, le manteau relevé jusqu’au nez ; Andrès était à ses côtés.

Les aficionados avaient adroitement et bravement rempli leurs rôles. Il est vrai que les taureaux portaient au bout des cornes de grosses boules destinées à amortir la violence de leurs attaques ; cependant chacun convenait que les jeunes cavaliers avaient déployé beaucoup d’intrépidité dans ce jeu dangereux, qui exige autant de sang-froid que d’adresse.

— Vous voyez bien, marquesito, ce n’est pas plus difficile que cela, disait Andrès. De l’aplomb, la main sûre, du coup d’œil, et puis une, deux !…

Comme il parlait ainsi, le toril, — prison étroite et obscure où l’on enferme la bête avant de la lancer, — s’ouvrit tout à coup. Il en sortit un petit taureau gris-noir, d’une couleur équivoque, aux jambes fines, aux cornes courtes, et qui n’avait que la moitié de sa queue. On eût dit que l’absence de cet appendice avait rompu l’équilibre entre les diverses parties de son corps ; il bondissait par saccades et gambadait d’une façon désordonnée. La foule accueillit par de bruyans éclats de rire l’animal écourté, et de toutes parts retentirent les cris de el rabon ! el rabon[1] ! La bête aborda de côté le picador, le renversa sous son cheval, et reçut les banderillas sur ses flancs sans ralentir sa course précipitée. Elle avait l’air d’un acteur qui a hâte d’expédier les premières scènes d’un drame pour arriver au dénoûment. Le public applaudissait toujours, et chacun semblait

  1. Épithète qui s’applique à tout animal, cheval, mule ou taureau, privé de sa queue.