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— C’est le lieu où j’ai été élevé, señora, le cottage de mon père, situé près de Dublin en Irlande.

— Très joli, ma foi !… Ah ! voici un petit navire avec les voiles déployées… Tiens, vois-tu, Leocadia, c’est un de ces bâtimens anglais comme il y en a souvent à Cadix.

— J’ai été mousse à bord de cette goélette, dit Guillermo ; elle m’a amené ici.

Tout en feuilletant l’album, doña Barbara interrogeait le jeune homme sur l’histoire de ses premières années. Guillermo, ayant à parler sur un sujet précis, reprenait peu à peu son aplomb. Il racontait simplement, mais avec un accent de mélancolie pénétrante, les détails de son enfance, éprouvée par de grandes douleurs. La longue série de dessins, représentant toute sorte de sujets, amenait naturellement des questions sur ses occupations de chaque jour. Entraîné par la pente de la conversation, Guillermo se laissait aller à parler de ses vagues aspirations à la vie active, de ses ennuis secrets, de son insurmontable timidité, de l’effroi que lui inspirait le monde. La causerie devenait intime. Guillermo s’y abandonnait à son insu ; puis, cédant à un caprice de sa nature farouche, il se tut tout d’un coup, comme s’il eût craint d’en avoir trop dit. Leocadia, qui s’était tenue d’abord fièrement assise, comme un portrait de Velasquez, les épaules effacées, le buste en avant, appuyant sur son menton l’extrémité de son éventail replié, Leocadia se penchait sur les feuillets de l’album, regardant les dessins et écoutant les paroles discrètes et animées de Guillermo.

Mil gracias, senor caballero, dit doña Barbara au jeune homme en lui remettant l’album ; vous dessinez à ravir, et vous êtes plus romanesque que je ne le pensais, don Guillermo.

— Ma chère amie, répliqua la marquesa, je t’assure qu’il est très gentil et très affectueux…

— Laisse-le donc répondre, Fernanda, dit doña Barbara à l’oreille de la marquise, il est assez grand pour parler ! — Ecoutez-moi, caballerito, vous êtes romanesque, entendez-vous ? Après avoir tant rêvé, vous devez maintenant entrer dans le monde… Il faut que vous fassiez connaissance avec mon fils Mariano ; vous lui donnerez un peu de votre raison, et il vous communiquera quelque chose de la désinvolture qui vous manque. J’espère que vous lui ferez une visite la première fois que vous viendrez au Puerto ?

Guillermo s’inclina sans répondre, regrettant déjà de s’être attiré une invitation qui gênait ses instincts sauvages et solitaires. Don Mariano faisait beaucoup parler de lui dans la province. Il était beau danseur, mauvaise tête, en tous points l’opposé du timide Guillermo, auquel il avait le premier appliqué le surnom de El de la Rollona.