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trente-quatre bouches à feu vinrent s’accumuler sur un espace d’un quart de lieue ; les colonnes ne purent se déployer ni par conséquent se servir de leur feu ; l’artillerie, faute d’espace, dut prendre position sur deux lignes ; l’encombrement fut tel que plusieurs batteries, se trouvant hors de portée, ne tirèrent pas un coup de canon. Les réserves demeurèrent toute la journée l’arme au bras au fond du défilé. Dans ces conditions, le général Dannenberg ne put engager d’abord que vingt bataillons, puis douze. Néanmoins, après une lutte acharnée, il avait enlevé aux Anglais les ravins qui faisaient la force de leur position. Maître de leur camp et des hauteurs, il n’avait plus d’obstacles à vaincre, et trouvait enfin l’espace nécessaire pour déployer les seize bataillons qui lui restaient en réserve. Il semble qu’à ce moment la situation des Anglais fût la même que celle des Français dans la plaine de Marengo, avant l’arrivée de Desaix ; mais le général Dannenberg ne pouvait s’y méprendre. Si assurée que parût la victoire, elle était toujours subordonnée au succès de la diversion de Gortchakof. Ce dernier élément de la combinaison russe avait aussi échoué. Le prince Gortchakof, avec ses vingt bataillons, ses cinquante-huit escadrons, ses cent bouches à feu, ne sut rien faire. Le général Bosquet ne s’émut pas de ce vaste déploiement de forces ; du coup d’œil qui fait l’homme de guerre, jugeant qu’il n’avait rien à craindre, il arriva sur le champ de bataille. Ce jour-là, il tint glorieusement parole au général Lamoricière, qui, en l’élevant au grade de général, récompensait, disait-il à l’assemblée nationale, ses services passés et ses services à venir.

Les généraux anglais se conduisirent en braves soldats, se firent tuer à la tête de leurs troupes, mais ce fut tout. L’histoire leur demandera un compte sévère de leur imprévoyance. Sir de Lacy Evans seul échappe à ce reproche. Il sut discerner le point vulnérable de la position. Nous avons vu qu’il insista auprès de lord Raglan pour que des ouvrages fussent élevés sur le débouché d’Inkerman, mais ces ouvrages ne furent même pas armés. Enfin l’incurie fut telle que l’armée anglaise surprise se vit à deux doigts de sa perte. Cela dit, rendons justice à la valeur des soldats. Mourant de faim, exténués de fatigue et de misère, surpris, attaqués avec fureur, écrasés par le feu terrible de l’artillerie des Russes, ils soutinrent pendant quatre heures la lutte acharnée que nous venons de décrire, et donnèrent ainsi le temps aux Français d’arriver sur le champ de bataille. Tout le sort de la journée était là. Aussi purent-ils, avec un légitime sentiment d’orgueil, appeler la bataille d’Inkerman la bataille des soldats.


SAINT-PRIEST, duc d’ALMAZAN.