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peut donc m’être indifférente ; mais j’ai appris par une terrible expérience à ne me réjouir qu’en tremblant. Les encyclopédistes et les économistes, Diderot, d’Alembert, Voltaire et Rousseau, ont plus contribué à ce grand événement que Sidney, Locke, Haudley, plus même peut-être que la révolution américaine, et je vous avoue que je ne sais ce qu’on peut faire d’une république de trente millions d’athées. » C’était de même avec un « mélange de plaisir et d’appréhension » que, le 6 octobre 1789, Hamilton faisait compliment à M. de La Fayette des triomphes éphémères du parti constitutionnel. « Comme ami de l’humanité et de la liberté, je me réjouis de vos efforts, tout en craignant beaucoup pour le succès final de l’entreprise et pour le sort de ceux qui y sont engagés… Si vos affaires continuent à bien marcher lorsque cette lettre vous parviendra, vous me demanderez pourquoi ces sinistres présages alors que toutes les apparences sont en votre faveur. Je vais vous le dire : je crains des divisions parmi ceux qui sont encore unis,… je crains la nature véhémente de votre peuple,… je crains l’obstination de votre noblesse,… je crains les rêveries de vos philosophes politiques. Voilà mes craintes, mon cher marquis. »

Jefferson aussi avait eu ses inquiétudes sur l’issue de la révolution française ; mais plus l’événement venait leur donner raison, plus il les rejetait comme indignes d’un bon républicain. La contagion jacobine faisait trop bien les affaires de son parti pour qu’il pût déplorer les ravages qu’elle faisait en Europe. Il lui convenait d’établir une certaine solidarité entre lui et les démagogues parisiens, et il avait pour leurs excès l’optimiste indulgence qu’il avait autrefois professée pour ceux des niveleurs américains. Les massacres de septembre même trouvaient grâce devant, lui. Dans son amitié pour M. Short, secrétaire de la légation américaine en France, il gourmandait paternellement le jeune diplomate au sujet de certaines vivacités de langage sur les bourreaux de l’Abbaye. « Elles risquent fort de n’être pas goûtées par vos compatriotes, lui écrivait-il. Depuis quelque temps, le ton de vos lettres me fait de la peine. » Puis, afin de le ramener à de plus charitables sentimens : « Il est vrai, dans une lutte nécessaire, beaucoup de coupables sont tombés sans toutes les formes de procès, et avec eux quelques innocens. Ceux-ci, je les pleure autant que personne, et je les pleurerai jusqu’au jour de ma mort ; mais je les pleure comme je pourrais le faire s’ils étaient tombés dans une bataille. Il a fallu recourir au bras du peuple, instrument moins aveugle que des balles et des bombes, mais aveugle à un certain degré. Un petit nombre de ses plus chauds amis a reçu de lui le sort destiné à l’ennemi ; mais le temps et la vérité réhabiliteront et parfumeront leur mémoire : leur