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les invités en habit de cérémonie, tout le monde debout devant le chef de l’état, enfin ce bal où Washington s’était assis avec la générale sur un canapé qui ressemblait à un trône, et cette commission du sénat qui était allée jusqu’à vouloir décerner au président le titre d’altesse et de protecteur. De telles atteintes à la simplicité des mœurs démocratiques ne pouvaient avoir été conseillées que par les officiers qui avaient, à la fin de la guerre de l’indépendance, offert la couronne au commandant en chef et fondé l’ordre militaire et héréditaire des Cincinnati. Leurs desseins n’étaient pas changés : Hamilton était leur chef. N’avait-il pas, au sein même de la convention de Philadelphie, proclamé sa prédilection pour les institutions britanniques ? — En passant de bouche en bouche, ces propos allaient sans cesse s’envenimant, et ils faisaient de tels ravages, même dans les cœurs les mieux disposés pour le pouvoir, qu’Hamilton écrivait à ce John Adams que l’opinion désignait comme son complice : « Je viens de recevoir une lettre d’un ami de la Virginie parfaitement renseigné. Il me dit : — Toutes les personnes que je rencontre sont heureuses et prospères ; mais la plupart, y compris les amis du gouvernement, semblent s’alarmer d’un système politique supposé qui tendrait à détruire le gouvernement républicain du pays. — Les hommes ont-ils jamais été plus ingénieux à se tourmenter de fantômes ? »

Le correspondant virginien du secrétaire du trésor n’était autre que Washington. Il avait cru devoir exposer à son ministre les griefs de l’opinion, et lui demander ce qu’on avait à y répondre. « À de telles absurdités, écrivit Hamilton, il n’y a d’autre réponse possible qu’un démenti pur et simple, » dédain légitime, mais qui gouvernait trop habituellement la conduite du jeune colonel. Son mépris pour de sottes clameurs l’empêchait de veiller avec assez de soin à ne leur donner aucun prétexte. Il servait loyalement la république, il savait qu’aucune autre forme de gouvernement n’était possible aux États-Unis ; mais il regardait la constitution américaine comme moins parfaite en soi que la constitution anglaise, et il le disait sans ménagement et sans prudence, mettant son honneur à ne point sacrifier la liberté de son langage à de vulgaires préjugés. D’une humeur à la fois vive et sociable, il lui arrivait même parfois, dans le laisser aller de la conversation, après une séance du conseil ou un diner de cabinet, de développer sa pensée sous une forme un peu exagérée et choquante, et de se livrer ainsi à la bonne foi et à la discrétion de ceux qui l’écoutaient. Jefferson ne se faisait faute d’en abuser. Tous les propos inconsidérés de son collègue étaient par lui recueillis avec soin, enregistrés sur ses carnets, répétés à l’oreille de ses amis, puis colportés par eux, interprétés à mal et invoqués comme autant de preuves des mauvais desseins du secrétaire du trésor. Tantôt, et