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et quels termes il réclame pour s’acquitter peu à peu. Le défendeur répond en rougissant qu’il est actuellement sous le coup des privations les plus dures. Il a une femme, trois filles adultes, et pour tous moyens d’existence, en sus de son salaire comme curé, un seul pensionnaire, lequel est un jeune homme de leurs parens, nourri, logé, instruit moyennant cinq livres sterling pour toute l’année. La femme du défendeur ajoute que le mobilier de la maison n’est pas encore payé. Elle n’a point apporté de fortune à son mari. Elle reçoit parfois des cadeaux de vêtemens. Sans ces cadeaux, elle ne saurait comment se suffire. Ils ont donné un concert où miss Chatto a joué. Ce concert n’a fait qu’ajouter à leurs dettes un supplément de dix livres sterling. — Ici le juge interrompt mistress Chatto. Il ne peut, dit-il, supporter plus longtemps de si navrans détails, et, bien à regret, manifestant au défendeur toute la sympathie que lui fait éprouver la triste situation contre laquelle il lutte, son honneur limite à une livre sterling et dix shillings l’à-compte trimestriel que le détenteur de la lettre de change pourra exiger. »


Ces documens authentiques, on le voit, vont bien au-delà des romans que nous avons analysés d’abord; mais ils prouvent la stricte exactitude des données de l’écrivain, et peut-être aussi celle des déductions qui nous ont semblé ressortir de ses curieux récits. Écrits avec une sorte d’ironie contenue, que tempère une sensibilité vraie, ils sont irréprochables, ce nous semble, comme études de mœurs provinciales. Le romancier ne s’y montre peut-être pas très habile artiste, et une ordonnance meilleure des incidens, une sobriété qui élaguerait quelques détails superflus, qui supprimerait, dans la foule des personnages mis en scène, quelques figures parasites, ajouteraient certainement à la valeur littéraire de ces deux volumes ; mais le mérite dominant, le mérite réel des récits de M. George Eliot, — mérite qui échappe au contrôle de la critique ordinaire, — est, avant tout et surtout, dans les précieux renseignemens qu’ils donnent sur le mécanisme de l’établissement religieux en Angleterre, les rapports des sectes entre elles, l’influence locale que chacune exerce, les liens qui unissent le prêtre avec les âmes dont il a charge. Aucun autre livre du même ordre n’a mieux éclairé ces questions délicates, et ne nous a semblé mieux fait pour inspirer le désir de les étudier plus à fond, en montrant ce qu’elles ont d’intéressant pour le cœur, d’attrayant pour l’intelligence. Amuser n’est plus la seule mission du roman; on veut, de nos jours, qu’il serve en outre de véhicule à des notions exactes sur la société dans laquelle se meut l’individu, et aussi sur l’individu dont les vices ou les vertus exercent à leur tour dans ce milieu une influence incontestable. Le recueil de nouvelles dont nous venons de nous occuper répond à cette double exigence. De là le secret du succès qu’il a obtenu chez nos voisins; de là cette attention spéciale que nous lui avons accordée.


E.-D. FORGUES.