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le livre du peerage, ni même dans l’almanach de Gotha. Cette comtesse, née Bridmain, en pleine bourgeoisie de Londres, mais arborant l’écusson douteux des Czerlaski, mène le train d’une femme riche et à la mode. Or elle n’est guère, au fond, plus opulente que mistress Barton ; mais elle a un bonhomme de frère qui l’a recueillie, épave conjugale, après quelques mésaventures de ménage, et qui depuis lors l’associe à sa vie errante de vieux célibataire. L’été, ce couple fraternel, mais suspect, court les eaux en vogue sur le continent. Il hiverne en revanche dans quelque villa des comtés anglais, louée en garni, tantôt ici, tantôt là, cette année à Shepperton. La noblesse du comté a flairé la Bridmain sous la Czerlaski, et tient prudemment à distance cette aventurière, qui à Hombourg seulement, à Nice, ou à Cauterets, a quelque chance de faire admettre son blason de Pologne. Voilà pourquoi la comtesse trouve tant de charme à l’humble mistress Barton. Dans son isolement oisif, elle va jusqu’à goûter le pauvre Amos, qui jamais ne s’est vu à pareille fête, qui prend la comtesse et ses prétendues infortunes au pied de la lettre, s’indigne contre les mauvais procédés du comte, et dans le fond de son âme, rêvant pour la première fois des grandeurs inespérées, fait fonds sur le crédit dont Mme Czerlaski doit jouir, puisqu’elle est en si bons rapports (dit-elle) avec les ministres de sa majesté. O Amos, Amos, que ne vous contentiez-vous, imprudent, de déguster les fins dîners de cette comtesse apocryphe, sans mordre encore à l’hameçon par elle jeté à vos folles espérances ! car cette intimité fait jaser déjà. — Où donc le ministre a-t-il les yeux et l’esprit, qu’il hante si assidûment une maison suspecte, y conduise sa femme, et laisse Milly recevoir si souvent les longues visites de cette coureuse inconnue ? — Voilà ce que les paroissiens d’Amos se demandent ; voilà ce que se demandent aussi les collègues d’Amos, lorsqu’ils se rencontrent au clerical meeting chez le riche Ély, qui les héberge le premier mardi de chaque mois. C’est là, autour d’une table bien servie, que le petit synode du district soumet hommes et choses à une discussion tantôt gaie, tantôt sérieuse, mais toujours grave par ses résultats. Là, plus spécialement que partout ailleurs, les absens sont à plaindre. Et il serait difficile de contester ceci après avoir vu comment Amos est passé par ses charitables pairs au fil de la langue la première fois qu’il lui arrive de manquer à la réunion mensuelle.

Il est vrai qu’un incident extraordinaire justifie ces commérages ecclésiastiques. L’intimité des Barton et de leur noble voisine a eu pour résultat inattendu que la comtesse éplorée est venue un beau jour demander asile au pauvre Amos à la suite d’une querelle domestique entre elle et son frère. L’origine de ce démêlé de