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à différens titres, et que je pourrais mentionner. Un des moyens les plus efficaces pour opérer cette transformation est sans contredit l’éducation russe qui est donnée aux Arméniens, et pour laquelle ont été composés différens livres destinés à leur faciliter l’intelligence et l’usage de la langue officielle du grand empire dont ils font aujourd’hui partie. Parmi ces livres est le Dictionnaire arménien-russe de M. de Khoudabachef. Au moment où vient de s’éteindre à Saint-Pétersbourg l’homme vénérable par les conseils duquel ce dictionnaire a été rédigé, et dont la munificence pourvut aux frais de l’impression, je voudrais, à propos de ce remarquable ouvrage, consacrer quelques mots de regret à une mémoire que recommandent d’éminens services rendus aux lettres orientales par une constante et généreuse protection et le noble emploi d’une grande fortune.

M. le comte Jean II de Lazaref, chambellan de l’empereur de Russie, conseiller d’état, curateur des églises arméniennes de Saint-Pétersbourg et de Moscou et de l’institut Lazaref des langues orientales de Moscou, était, avec deux frères qui lui ont survécu, MM. Christophe et Lazare, le représentant direct d’une famille originaire de la Grande-Arménie, qui figure aujourd’hui dans les rangs de l’aristocratie de Saint-Pétersbourg. Cette famille est un des débris de l’ancienne féodalité arménienne qui avaient résisté aux invasions des Arabes, des Turcs, des Mongols, des Ottomans et des Persans modernes. Un de ses descendans, Manoug, possédait, au commencement du XVIIe siècle, une principauté qui était restée debout et indépendante dans l’Arménie orientale, au milieu des révolutions sans nombre auxquelles ce pays avait été en proie. Lorsqu’en 1605 Chah-Abbas le Grand, souverain de la Perse, transplanta dans son royaume les habitans des provinces riveraines de l’Araxe, parmi lesquels étaient en majorité ceux du territoire de Djoulfa, Manoug partit avec eux.

Pour rappeler le souvenir de la patrie absente, ces émigrés donnèrent à la colonie qu’ils fondèrent auprès d’Ispahan le nom de Nouvelle-Djoulfa. Voulant leur faire oublier la violence qui les avait arrachés de leurs foyers et donner l’essor à leur industrieuse activité dans ses états, Chah-Abbas se montra plein de bienveillance pour eux, et leur accorda les plus grands privilèges. Cette protection et l’habileté mercantile des Arméniens ranimèrent et rendirent florissant le commerce de la Perse, et la colonie de Djoulfa atteignit à un degré de splendeur que décrivent tous les voyageurs européens qui l’ont visitée au XVIIe siècle. Abbas II (1642-1666), petit-fils d’Abbas le Grand, investit le fils de Manoug des fonctions de directeur des monnaies, et le fit son ministre des finances. Plus tard, le fameux Nadir-Chah (Thamasp-Kouli-Khan) le nomma kelonther,c’est-à-dire préfet et juge suprême de la Nouvelle-Djoulfa. Comme souvenir de son administration, le magistrat arménien laissa deux caravansérails, à l’érection desquels il consacra, sur ses deniers personnels, une somme de 100,000 écus, et où ceux de ses compatriotes que le commerce attirait à Ispahan trouvaient l’hospitalité. Les révolutions qui suivirent la mort de Nadir-Chah forcèrent un descendant de Manoug, Éléazar Nazarian Lazariants, à quitter la Perse ; il passa en Russie, attiré par l’accueil empressé que, depuis Alexis Mikhaïlovitch, les tsars faisaient aux Arméniens, et par la protection et la sécurité qu’ils leur offraient dans leurs états. La Russie les voyait alors accourir de