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Je sais bien que l’Europe a encore des sujets de distraction dans son sein, par exemple ses révolutions ; mais d’abord il y a des états, l’Angleterre et la Russie, qui n’ont point encore eu de révolutions dans notre siècle, et de plus, aussitôt que les autres états cessent d’être agités par leurs révolutions intérieures, aussitôt qu’ils respirent, leur attention recommence à se tourner vers l’Orient, tant les affaires d’Orient préoccupent tous les esprits, de telle sorte qu’à cause de cette attention perpétuelle de l’Europe, il n’y a plus en Orient de petites affaires.

Il y a en ce moment sous nos yeux une marque singulière de ce nouvel état de choses. La Bosnie et l’Herzégovine se révoltent contre les exactions d’un pacha ou de ses subordonnés. Cela, nous disent les lettres que nous recevons du pays, arrive presque tous les ans ; c’est l’état naturel et ordinaire. Pourquoi donc l’Europe s’en préoccupe-t-elle ? Nous répondons à ces lettres : Pourquoi les Bosniaques eux-mêmes envoient-ils une députation à Vienne ? Grande preuve que l’Europe croit de nos jours que tout ce qui se passe en Orient intéresse sa politique, et que les populations orientales croient elles-mêmes que tout ce qui leur arrive doit intéresser la politique de l’Europe. Cette attention réciproque de l’Europe sur l’Orient et de l’Orient sur l’Europe agrandit singulièrement la portée des événemens et accélère la marche du temps. La Turquie ne peut plus vivre isolée ; elle ne peut plus être barbare ou réformatrice à sa guise et à ses heures. L’Europe est forcée de prendre part à tout ce qui se passe en Turquie, à la révolte d’un pacha, à une insurrection de chrétiens, à une émeute à Constantinople. Qu’on parle encore tant qu’on voudra de l’indépendance et de l’intégrité de l’empire ottoman : l’intervention perpétuelle et quotidienne de l’Europe en Turquie est commencée et ne s’arrêtera plus.

Quel but aura cette intervention perpétuelle et quotidienne ? Sera-ce de faire vivre l’empire ottoman tant bien que mal et de prolonger une paralysie incurable ? Sera-ce de travailler à la régénération de l’Orient par l’Orient lui-même et de favoriser l’avenir des populations chrétiennes ? — Elles n’ont d’avenir, dit-on, que la guerre civile et l’anarchie : après l’empire ottoman, plus d’unité en Orient ! — Eh bien, et je reviens après un détour nécessaire à la question que j’ai indiquée plus haut, eh bien ! l’Orient ne peut-il pas vivre sans unité ? Les publicistes européens, depuis cinquante ans, semblent avoir perdu une des idées fondamentales de l’ancienne politique européenne, le goût et le respect des petits états. Nous ne concevons plus que les grands empires, et il nous semble que ce qui est petit ne peut et ne doit pas vivre. L’expérience cependant, qui ne se prête pas volontiers aux grandes théories ambitieuses, l’expérience nous enseigne que la Suisse et la Hollande n’ont pas une condition