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L’impossibilité de faire vivre ensemble les diverses populations de la Turquie et d’établir un grand empire chrétien en Orient est le grand argument qu’on oppose à tous ceux qui souhaitent à l’Orient un avenir meilleur que le statu quo musulman. Que voulez-vous faire de votre Orient chrétien ? nous dit-on. Les Bulgares détestent les Grecs, les Grecs détestent les Roumains, les Roumains veulent être indépendans. Il n’y a pas une seule de ces populations qui consente à se subordonner à une autre. Otez les Turcs, et vous aurez partout la guerre et l’anarchie. Les Turcs ne sont pas un obstacle, ils sont un frein. Ce ne sont pas des tyrans, ce sont des modérateurs, un peu rudes seulement, et comme il faut l’être en Orient. Laissez donc ces races diverses se fondre et s’unir ensemble dans le cadre réformé de l’empire ottoman. Il n’y a d’unité possible en Orient que par l’empiré ottoman régénéré et amélioré. — Ce plan est celui de M. Viquesnel, et nous avouons qu’il a de quoi séduire les esprits généreux et qui croient volontiers à la toute-puissance des idées.

Il n’y a rien de si fort et de si faible à la fois que les idées, rien de si fort quand elles sont dans le peuple, quand elles ont passé dans les mœurs, quand elles sont la pensée et comme l’instinct de tout le monde ; il n’y a rien de si faible quand elles sont seulement dans les décrets et même dans les décrets du pouvoir absolu. Le despote a beau proclamer avec pompe la réforme des lois et de l’administration ; il y a toujours deux choses qu’il ne réforme pas du jour au lendemain, son peuple et lui-même. On a souvent voulu comparer le sultan Mahmoud à Pierre le Grand. Il lui ressemble peut-être comme destructeur, mais non comme fondateur ; il a aboli les janissaires comme Pierre le Grand a aboli les strélitz ; mais ce qui fait à mes yeux la grande différence entre Mahmoud et Pierre le Grand, c’est la peine que Pierre a prise pour faire sa réforme et le peu de peine qu’a pris Mahmoud. Pierre a commencé par se réformer lui-même, non ses mœurs, qui sont restées dures et brutales, malgré tous ses efforts ; mais il a refait laborieusement son éducation, il a voulu étudier et connaître par lui-même cette Europe qu’il s’agissait d’imiter. Je n’admire pas plus qu’il ne faut le charpentier de Saardam ; j’y reconnais pourtant la marque d’un homme qui veut savoir par lui-même, afin de ne pas se laisser prendre aux menteries adulatrices des subalternes. Qu’a fait au contraire le sultan Mahmoud ? Il est resté dans le sérail, et de là, prêtant l’oreille aux récits de l’Europe et des Européens, prenant un maître de civilisation comme on prend un maître à danser, il a décrété la réforme sans connaître l’Europe, son modèle, sans savoir comment l’Europe était arrivée à cette civilisation qu’il croyait pouvoir copier, comme on copie tant bien que mal un tableau : il a pu