Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/972

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des Albanais, des Serbes, des Bosniaques, des Épirotes, parce que les Turcs n’ont voulu de ces divers peuples faire que des esclaves. Ils auraient pu en faire des sujets de la Porte-Ottomane, ils auraient pu en faire des Turcs, moins la religion. Il les ont gardés esclaves et par conséquent ennemis.

Croire qu’avec des hatti-humayoun la Turquie pourra faire en quelques années ce qu’elle a travaillé pendant quatre cents ans à ne pas faire, c’est, selon moi, ressembler à ceux qui croient avancer la marche du temps en avançant avec le doigt la marche de l’aiguille sur le cadran d’une pendule. La pendule avance dans le Cabinet, elle retarde partout au dehors. La Turquie n’est pas à l’heure de l’Europe. En Europe, le moyen âge est partout fini ; il commence à peine à s’ébranler en Turquie. La Turquie en est à ce qu’était la France en 1400, quand il y avait encore je ne sais combien de diversités dans son sein, et qu’elles luttaient les unes contre les autres. Comment en Turquie détruire toutes ces diversités, entretenues par de longs siècles de persécution ? Comment détruire le moyen âge qui est partout dans le gouvernement et dans la société ? Et, en détruisant ce moyen âge, comment du même coup ne pas détruire la Turquie elle-même ? Voyez ce qu’a produit la destruction des janissaires, cette milice qui représentait la moitié au moins de l’ancienne Turquie ; les ulémas représentent l’autre moitié. Qu’est-ce que la Turquie a gagné à la destruction de cette soldatesque tumultueuse et violente ? Le sultan s’est trouvé plus sûr ; la Turquie s’est-elle trouvée plus forte ? Proclamer et pratiquer l’égalité de toutes les races qui habitent le sol de la Turquie, c’est faire plus que de détruire les janissaires : c’est changer la base fondamentale de la société musulmane. M. Viquesnel dit que la Turquie ne peut vivre qu’à ce prix. Je crois, comme lui, l’opération nécessaire ; mais le malade peut périr dans l’opération.

L’abolition des diverses nationalités que contient l’empire ottoman sera, selon M. Viquesnel, un bien pour tout le monde : pour la Porte-Ottomane, à qui elle donnera le caractère qu’elle n’a pas encore, le caractère d’un état ; elle n’est jusqu’ici qu’une armée campée sur le sol, et qui lève des contributions de guerre. Cette abolition sera un bien aussi pour ces nationalités diverses qui se détestent les unes les autres. « Plutôt que de s’unir en vue d’assurer la prédominance de l’élément chrétien sur l’élément musulman, ces populations aimeraient mieux encore aujourd’hui, comme à toutes les époques de l’histoire, se condamner à une éternelle servitude, et n’hésiteraient pas, s’il le fallait, à se joindre aux Turcs pour empêcher le triomphe d’une église ou d’une race sur les églises ou les races rivales[1]. »

  1. Voyage en Turquie, page 405.