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seul avantage, celui de familiariser les Ottomans avec l’idée que le témoignage des chrétiens est recevable en justice, même contre un musulman. « Ce dernier pas, dit M. Viquesnel, était le plus dangereux que la réforme eût à franchir, parce qu’il modifie profondément l’idée fondamentale de l’organisation de la société musulmane[1]. » Ce dernier pas est-il fait ? Voilà en effet toute la question de la réforme, et par conséquent de l’avenir de la Turquie. Le pas est fait où il était facile de le faire, c’est-à-dire dans les décrets et dans les ordonnances. Il n’est fait ni dans les mœurs de la société, ni dans les usages et la pratique de l’administration. Ne nous en étonnons pas, puisque, selon M. Viquesnel, ce pas serait une révolution accomplie dans l’organisation de la société musulmane. On a beau dire que le Coran est favorable à l’égalité républicaine, on a beau même faire remarquer que Mahomet n’a proscrit ni les juifs, ni les chrétiens, et qu’il n’a de haine que contre les idolâtres[2] : il n’en est pas moins vrai que la société musulmane est fondée sur l’idée de la supériorité du musulman sur tous les autres peuples. Entre musulmans, l’égalité existe, comme elle existait à Athènes entre tous les citoyens, si bien que le peuple pouvait faire général le premier venu, un corroyeur ou un charcutier, si nous en croyons Aristophane, de même que les sultans ont souvent pris pour vizirs des portefaix ou des fendeurs de bois. Le despotisme oriental ou populaire aime et établit volontiers ce genre d’égalité qui fait qu’on n’a à compter avec personne, ni avec la capacité, ni avec les services rendus, et que l’homme qui plaît devient à l’instant même le plus digne ; mais cette égalité s’arrêtait à Athènes en-deçà des esclaves, et à Constantinople elle s’arrête en-deçà des chrétiens. Le peuple n’aurait pas pu à Athènes prendre un esclave pour en faire un stratège, et le sultan à Constantinople ne pourra pas, malgré la réforme, prendre un chrétien pour en faire un vizir. Le sultan Mahmoud a dit qu’il ne devait y avoir de musulmans qu’à la mosquée, de même qu’en Europe il n’y a de chrétiens qu’à l’église. Le sultan Mahmoud pouvait dire cela, il ne pouvait pas le faire. Son successeur ne le peut pas davantage. On ne pourrait pas plus à la Nouvelle-Orléans faire un nègre maire de la ville qu’on ne peut à Constantinople faire d’un chrétien un vizir ou un pacha. Le préjugé de la religion vaut à Constantinople ce que vaut aux États-Unis le préjugé de la couleur.

La Turquie essaie de se régler sur la civilisation de l’Europe, mais voyez comme en Europe, en France et en Angleterre particulièrement, toutes les classes diverses se sont peu à peu fondues et unies pour faire le même peuple. Il n’y a plus de Saxons ni de Normands

  1. Voyage en Turquie, page 215.
  2. M. H. Mathieu, tome II, page 183.