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décroisse en Turquie. Cependant M. Viquesnel ne paraît pas admettre complètement cette diminution progressive de la race turque, et surtout, si elle existe, il ne l’attribue pas à l’effet de la polygamie, comme le prétend Montesquieu. « S’il est vrai, dit-il, que la population musulmane de la Turquie subit une diminution progressive, tandis que la population chrétienne tend à s’accroître chaque année, il faut chercher les causes de cette diminution ailleurs que dans la polygamie. Parmi ces causes, on peut citer, avec M. Boué le célibat forcé d’une partie de la population, et, avec M. le docteur Verollot, les avortemens volontaires. » Les renseignemens que M. Viquesnel tire des tableaux statistiques de M. le docteur Verollot sur cette affreuse question de l’avortement sont vraiment désolans ; « Pourquoi, dit-il, ne compte-t-on que dix naissances par vingt-huit femmes mariées musulmanes, tandis que vingt-quatre femmes chrétiennes donnent le jour à un nombre égal d’enfans ? Nous avons vu précédemment que la polygamie reste étrangère à la singularité de ce résultat[1]. M. le docteur Verollot, que sa profession introduit depuis tant d’années au sein des familles de toute religion, attribue les causes de cette différence à la coupable légèreté avec laquelle les femmes musulmanes ne craignent pas de provoquer l’avortement. D’après ses calculs, on doit compter un avortement volontaire par seize femmes mariées de quatorze ans à quarante ans. En d’autres termes, la population musulmane de Constantinople seulement éprouverait, selon l’auteur, dans l’espace de vingt-six ans, le déficit énorme de 35,000 naissances, lesquelles représentent près de 13,500 individus des deux sexes parvenus à l’âge de vingt-six ans… Nous voudrions pouvoir affirmer que cette pratique n’exerce de ravages qu’à Constantinople seulement : notre ami, M. Verollot, à qui nous avions posé la question, nous a répondu qu’elle a lieu également dans les provinces, mais sur des proportions beaucoup moindres que dans la capitale, où les mœurs sont plus dissolues[2]. »

Nous avons pris ça et là dans le Voyage dans la Turquie d’Europe de M. Viquesnel quelques citations qui montrent quel est l’état

  1. Je trouve dans le premier volume de la Turquie et ses différens peuples, par M. Henri Mathieu, que le sultan Amurat III, qui régna dix-neuf ans, de 1575 à 1595, eut cent trente-deux enfans. Il est vrai que cette nombreuse famille des sultans n’est pas destinée à augmenter la population. C’est à Amurat III qu’une Circassienne disait un jour : « De quoi te servira d’être père ? Tes fils ne sont pas destinés à demeurer sur la terre, mais à peupler des tombeaux. » L’usage en effet était, à chaque avènement de sultan, de tuer tous les enfans du sultan précédent, c’est-à-dire tous les frères du nouveau sultan, et de réduire ainsi la famille impériale à une tête pour empêcher toute tentative d’usurpation.
  2. Voyage dans la Turquie d’Europe, page 76-77.