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banquiers, à laquelle il laisse courir toutes les chances de l’exploitation… Le nommé N…, concessionnaire depuis cinq ou six ans de la ferme des dîmes dans la même province,… quelques jours avant les enchères, a dit bien haut et fait répandre par ses nombreux agens le nom des villages dont il voulait affermer les dîmes. Les acheteurs présens à l’adjudication n’ont pas osé mettre aux enchères. N… a donc été proclamé acquéreur. Le pacha peut écrire à Constantinople que tout s’est passé dans les règles, mais il se garde bien d’ajouter que le soir même N… a revendu chez lui en détail près de 4 millions ce qu’il avait acheté en gros le matin 2 millions[1]. » Voilà ce que M. Cor, un de nos plus anciens et de nos plus estimés drogmans, marié dans le pays et allié par son mariage à une famille très considérable et très honnête de Péra, voilà ce que M. Cor racontait en 1850. Ces abus sont toujours les mêmes ; le hatti-kumayoun de 1856 ne les a pas supprimés, et ne les supprimera pas, non plus que la charte de Gulhané ne les avait supprimés en 1841. M. Viquesnel cite à ce sujet un passage curieux des lettrés de M. Blanqui en 1841 sur la Bulgarie. « Le hatti-chérif de Gulhané, en centralisant les recettes qui devaient être faites désormais par les agens spéciaux du fisc, semblait devoir soustraire les populations aux anciennes avanies : ce fut précisément le contraire qui arriva. Les divers genres d’impôts auxquels les rayas sont soumis furent totalisés et représentés par un chiffre qui les comprenait tous sans les augmenter ; mais, au lieu de payer une fois, les malheureux chrétiens se virent obligés de payer deux ou trois fois. Les percepteurs prétendaient n’avoir pas reçu ce que les contribuables soutenaient avoir payé et ce qu’ils avaient payé réellement… En définitive, c’était encore l’ancien système d’extorsions et de violences avec l’hypocrisie de plus et une apparence de légalité : voilà ce que l’esprit turc avait fait du hatli-chérif en matière de finances, une atroce déception[2]. » Cette citation de M. Blanqui, un de nos économistes les plus distingués, prouve qu’il y a longtemps déjà que la Turquie se sert de l’imitation de nos formes administratives pour augmenter l’oppression des rayas chrétiens, et pour faire du même coup illusion à l’Europe. Après tout, ne nous étonnons pas que les Turcs, qui ne sont ni laboureurs, ni manufacturiers, ni commerçans, soient exacteurs. De quoi vivraient-ils, sinon de ce qu’ils ravissent, puisqu’ils ne vivent pas de ce qu’ils sèment et de ce qu’ils récoltent ?

Avec une mauvaise agriculture, une mauvaise industrie et une mauvaise administration, il n’est pas extraordinaire que la population

  1. Ibid., page 237.
  2. Ibid., page 236.