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pure perte, » et M. Viquesnel ajoute en note : « La déclaration faite par le sultan que rien ne devrait dorénavant gêner la libre navigation de la Maritza fut singulièrement comprise par le pacha qui gouvernait alors l’eyalet d’Andrinople. Ce fonctionnaire fit enlever tous les moulins établis sur des bateaux et qui étaient mis en mouvement par le courant du fleuve. Une telle ineptie est à peine croyable, et cependant la vérité du fait nous a été attestée par les négocians les plus respectables[1]. »

L’industrie n’est pas en meilleur état que l’agriculture, et par les mêmes causes. « L’industrie dans l’empire ottoman est bien déchue de ce qu’elle était autrefois. Les manufactures si nombreuses et si variées qui non-seulement fournissaient les produits nécessaires à la consommation locale, mais encore approvisionnaient les marchés de toutes les parties de l’Orient et de plusieurs contrées de l’Europe, ou n’existent plus, ou sont en complète décadence[2]. » Il n’y a de manufactures qui fleurissent que celles qui sont fondées et dirigées par des étrangers, quand en même temps ces étrangers se sont arrangés pour se faire respecter. Ainsi dans le Liban les filatures de soie sont dirigées par des Anglais ou par des Français. Nous avons vu plus haut comment, dans le tableau de la prospérité éventuelle de la Turquie, M. Viquesnel compte sur l’émigration européenne qui viendra fertiliser par le travail l’admirable sol et l’admirable climat que les Turcs laissent inculte et rendent inutile. Il a raison. L’activité étrangère est la seule et unique ressource de la Turquie. J’ai souvent entendu parler de chemins de fer en Turquie, et j’ai même lu à ce sujet de beaux prospectus qui créaient des actions et sollicitaient des souscriptions. Je ne sais pas quand il y aura des chemins de fer en Turquie. Ce que je sais d’avance, c’est que ce ne seront pas les Turcs qui les feront, ni surtout qui les administreront. Ils pourront fournir des terrassiers pour remuer la terre, encore sera-t-il difficile de les faire obéir à des ingénieurs ou à des conducteurs chrétiens ; mais il n’y aura assurément ni chefs de stations, ni chefs de gare, ni mécaniciens, ni constructeurs qui soient Turcs : je plaindrais les voyageurs qui auraient à confier leur vie à la science, à l’attention ou même à l’exactitude des Turcs. Tout ce qui touchera à la construction scientifique des chemins de fer, à l’administration, à la direction, à l’établissement et à l’entretien des machines, à la surveillance des convois, à la conduite des locomotives, ne pourra être fait et dirigé que par des étrangers. Que l’industrie européenne, qui veut appliquer ses forces à l’exploitation

  1. Ibid., page 208.
  2. Ibid., page 292.