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et de M. Viquesnel, Ce désert cependant qui commence à la sortie des villes m’a rappelé une promenade que j’ai faite, il y a vingt ans, hors de Constantinople avec un de mes meilleurs amis, qui est un de nos agens consulaires les plus distingués, excellent statisticien au besoin, mais qui aime encore mieux les arts et les lettres que la statistique. Nous avions formé, lui et moi, le projet d’aller visiter près de Constantinople l’aqueduc de Justinien, admirable monument qui vaut, s’il ne surpasse pas, le pont du Gard, ayant comme le pont du Gard trois rangs d’arcades superposées. Seulement les arches sont d’inégale largeur, et celles du milieu sont aussi larges que celles de nos grands ponts de Paris. J’ajoute que ce monument, qui montre avec Sainte-Sophie quelles étaient la grandeur et la hardiesse de l’art sous Justinien, et qui proteste contre la prétendue décadence byzantine, est inconnu à Constantinople. Je ne le connaissais que par la description de Constantinople ancienne et moderne publiée à Venise en 1824, en grec moderne, et écrite, m’a-t-on dit, par un patriarche de Constantinople. J’avais grande envie de voir ce monument, et j’avais inspiré la même curiosité à mon ami. Nous partîmes à cheval un matin, et nous remontâmes la vallée des Eaux-Douces d’Europe. C’était le seul renseignement que nous eussions pour trouver notre aqueduc. Ce fut alors que nous vîmes ce désert qui commence presque à la sortie des villes, et dont la capitale de l’empire ottoman donne un triste et significatif exemple. Comme nous nous éloignions des rives du Bosphore, qui est la grande route ou la grande rue de Constantinople, nous ne trouvions plus ni villages, ni cultures, ni cabanes, rien que des broussailles, une végétation abondante et sauvage qui ne demanderait que des bras pour être utile et nourricière. — Vous souvenez-vous de la campagne de Rome ? dis-je à mon compagnon de route. — Oui, mais quelle différence ! Le désert à Rome commence aussi à la sortie de la ville ; mais c’est un désert qui a une grandeur qu’il tient à la fois des souvenirs de Rome et de la majesté de son horizon. La campagne romaine est le cadre naturel de la cité des ruines et de la religion. Tout statisticien que je suis par état, il me déplairait de voir cette campagne cultivée comme la Flandre ou comme la Lombardie : la beauté y remplace la richesse. À Constantinople, hors du Bosphore, il n’y a rien qui soit grave et beau : pas de grandes ruines, peu de grands souvenirs, pas de grande autorité morale comme le pape à Rome, rien qui nous dise que nous sommes dans un sanctuaire. Le sanctuaire en Orient est à Jérusalem ou à la Mecque. Constantinople n’est pas faite pour être triste et désolée avec majesté comme Jérusalem ; elle est faite pour être riche et magnifique, pour être la reine du monde européen par le commerce du Bosphore. Le rôle