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Dutillet ont vu des filles de la campagne rester pendant dix minutes dans un four à la température de cent quarante degrés centigrades. Il y a tel paysan que ne réveillent ni les cris, ni les coups les plus vigoureusement assénés. D’ailleurs la vapeur de l’éther, ou celle du chloroforme, ne procure-t-elle pas une insensibilité qui permet de supporter sans souffrance les plus cruelles opérations de la chirurgie ? On ne suppose pas en pareil cas que l’âme a quitté son corps : pourquoi donc le supposer à l’égard de l’extatique ? Sans invoquer des exemples trop singuliers ou extrêmes, il est prouvé que la distraction, quand elle est forte, va jusqu’à supprimer la souffrance. Un soldat grièvement blessé dans la chaleur de l’action continue à se battre sans rien sentir. Le mathématicien Viète, absorbé par ses calculs, reste trois jours sans nourriture. Qu’est-il besoin après cela de multiplier les hypothèses ? Il est au pouvoir de l’âme d’habituer son corps aux souffrances ; il est en son pouvoir d’oublier, sans la quitter, sa misérable enveloppe, en s’exaltant par de puissantes émotions ou en s’abîmant au plus profond de ses pensées.

Quelquefois le phénomène est inverse. Au lieu d’une torpeur comateuse, au lieu d’une immobilité léthargique, c’est une violente surexcitation de toutes les puissances physiques et spirituelles. Le crisiaque alors débite d’éloquens discours, de poétiques tirades. Son intelligence, vulgaire à l’état normal, s’élève maintenant et lance des éclairs. Dirons-nous que son âme ignorante a été remplacée par une autre âme instruite et inspirée ? Mais une grande joie, une vive indignation, une furieuse colère suggèrent aussi d’éloquens discours. L’ivresse en fait autant : Fecundi calices quem non fecere disertum ? Et, comme le dit Boileau,

On a vu le vin et le hasard
Inspirer quelquefois une muse grossière,
Et fournir, sans génie, un couplet à Linière.

Un crisiaque est un halluciné comme le dormeur ordinaire. Si le dormeur ordinaire parlait ses rêves, s’il s’agitait de tout son corps, ses paroles et ses mouvemens ne seraient ni plus ni moins étonnans que ceux du crisiaque. L’irritation excessive du cerveau ou de quelqu’une de ses parties peut surexciter démesurément et les sens, et même, les facultés de l’esprit. Concentrée à l’intérieur et sur un organe, la vie dans son intensité maladive exalte l’âme et la fait se dépasser elle-même de beaucoup. « C’est ainsi que tous les discours du mourant prennent un caractère sublime et d’autant plus touchant que le malade, faisant ses derniers adieux à cette terre qu’il va quitter, semble commencer déjà un autre mode d’existence[1]. »

  1. Maine de Biran, nouvelles Considérations sur le Sommeil, p. 270.