Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/942

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’émeut souvent à l’aspect des visions aimables et brillantes, tandis que la laideur lui inspire, comme en l’état de veille, d’insurmontables dégoûts. Le sens moral redouble en lui d’énergie ; la voix du remords, qu’aucun bruit ne couvre, l’obsède maintes fois sans pitié. Il voit si nettement la vérité mathématique, que maint problème posé pendant la veille se résout sans effort dans le travail de la nuit. Le langage de la raison n’est jamais absolument sans écho : l’âme du dormeur le répète ; il est dans la bouche de l’insensé et sur les lèvres de l’enfant. Ce fait est de grande conséquence ; qui saurait le creuser y trouverait contre l’empirisme et le scepticisme un nouvel ordre d’argumens. Je regrette que M. Lemoine n’ait pas cru devoir y insister plus fortement.

Que manque-t-il donc à l’activité si multiple du sommeil pour être une veille véritable ? Il y manque la liberté. Dans l’âme de l’homme endormi, tout vit, tout marche ; rien n’est librement conduit. Le pouvoir directeur ne s’exerce plus. Les chevaux galopent, le char roule ; seulement les rênes sont tombées des mains du cocher. Tous les psychologues ont constaté cette défaillance nocturne de la liberté ; c’est dans les rapports de l’âme avec le corps qu’on en peut le mieux saisir la raison. Être libre, c’est pouvoir choisir entre ses idées, accepter les vraies et rejeter les fausses ; c’est encore, et essentiellement, choisir entre plusieurs motifs d’action, s’arrêter par exemple au motif honnête et repousser le motif égoïste. Toutefois les organes qui ont pris le dessus ne laissent au dormeur ni l’un ni l’autre choix. Ses nerfs, qui mettent l’imagination en branle, lui infligent de fausses sensations dont il est fatalement la dupe, n’ayant plus par où les contrôler. Quant aux raisons d’agir, comment les pourrait-il peser et comparer, si l’hallucination ne lui en montre absolument qu’une, le poussant d’ailleurs dans ce sens unique avec toute la violence de l’angoisse ou du délire ? Ainsi il a encore ses plus nobles puissances, la raison et l’activité ; mais le corps dont il subit le joug, lui en a ravi le libre usage. Voilà pourquoi les actions accomplies en rêve n’ont aucun caractère moral. Denys était le plus fou de tous les tyrans lorsqu’il faisait périr l’un de ses capitaines nommé Marsyas « pour autant, dit Plutarque, qu’il avait songé qu’il le tuait, disant que cette vision lui était venue la nuit en dormant parce que le jour, en veillant, il avait proposé de le faire. » Nul homme de sens ne voudrait punir l’auteur d’un crime commis en songe. Il y a six ans, à Naples, un mari, rêvant que sa femme endormie à ses côtés lui était infidèle, la frappa d’un poignard qui ne le quittait jamais. Cet homme était-il un assassin ? Ni plus ni moins que ce moine qui, croyant en rêve que le prieur avait tué sa mère, se leva sans s’éveiller, et alla donner trois grands coups de couteau dans le lit heureusement vide de son supérieur. Celui-ci se