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pendant le sommeil, elle rêverait toujours, et que si elle rêvait toujours, elle s’en souviendrait au réveil. À cela MM. Jouffroy, Lélut et Lemoine répondent justement qu’on rêve fort souvent sans en garder mémoire, et que tel par exemple qui a pleuré et parlé en dormant est tout surpris d’en être informé le lendemain par ceux dont ses cris ont troublé le repos. Plusieurs psychologues répondent encore avec Aristote que le souvenir n’est pas la seule trace que laissent après eux nos rêves. Il se peut que les dispositions tristes ou gaies de la veille soient un écho affaibli des agitations du sommeil, et même que ces intimes ressentimens aillent jusqu’à produire certains actes de notre journée. Maine de Biran a eu cette idée, et l’a exprimée fortement. « Qui sait, dit-il, si quelques songes affreux, tels que pouvaient en faire un Néron, un Marat, un Robespierre, n’ont pas contribué quelquefois à exaspérer dans ces tigres féroces l’aveugle passion du crime et à préparer pour le lendemain de nouvelles proscriptions, de nouveaux actes d’atrocité ? » L’âme rêve donc et veille par conséquent beaucoup plus souvent que le souvenir ne l’atteste.

Mais enlevons-lui si l’on veut cette veille secrète des songes dorés ou lugubres qui l’enchantent ou l’affligent ; supposons (car nous ne l’admettons pas encore, la preuve n’en ayant pas été donnée) un sommeil exempt de tout rêve : nous ne ferons pas que le corps du dormeur ne soit pas étendu sur une couche dure ou molle, chaude ou froide, et qu’il ne le sente pas confusément ; nous ne ferons pas que ses oreilles soient fermées comme ses yeux, et que ces sentinelles, forcément un peu vigilantes, ne recueillent pas de temps en temps quelque bruit et ne le portent au centre cérébral. Ces sensations, ces bruits, l’âme n’en tiendra peut-être aucun compte ; mais ils auront pénétré jusqu’à elle, et l’auront associée dans une mesure quelconque à cette veille imperceptible de quelques-uns de ses organes. Est-ce trop encore, et ce reste de communication avec la réalité extérieure paraît-il impossible dans l’extrême torpeur du corps ? Au moins faudra-t-il accorder à la science actuelle que l’âme est intimement unie à son cerveau et qu’elle en ressent tous les mouvemens, grands ou petits. Toute la vie du corps aboutit au centre cérébral, qui résume cette vie, et à l’âme, qui la réfléchit, parce que, selon le mot original et profond de Leibniz, l’âme exprime toujours son corps. « Alors, dit M. Lemoine, commentant avec finesse cette formule concise, cette infinité de petits mouvemens dont la vie résulte ou dont elle est la cause, de chatouillemens inappréciables, de frôlemens d’atomes qui se heurtent ou se séparent, le soulèvement de la poitrine, les battemens du cœur, des artères, le cours du sang et de tous les liquides, forment en somme une cause plus que capable d’émouvoir l’âme d’une sensation quelconque. »