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que mes précautions avaient été vaines : tu savais tout. Toi, Kassiba, que j’aimais de toute mon âme, toi dont l’amour avait fait jusqu’ici mon seul bonheur, tu me haïssais, tu me destinais aux plus cruels supplices. Ce fut pour mon cœur un coup mortel. Je versai des larmes bien amères ; mais, je te le jure, la pensée de m’assurer de ton silence comme je l’avais fait de celui des autres me fit horreur. « Qu’elle vive, me suis-je dit, qu’elle vive pour me maudire, pour me livrer à la vengeance des lois, pour appeler sur ma tête la haine et l’horreur de tout ce que j’aime, de mon mari, de Maléka, de mes propres enfans ! Je ne me défendrai pas contre elle ; pas un cheveu de sa tête ne tombera par ma main. » J’ai vu tes craintes, et c’est en vain que je m’efforçais de les détruire en te cachant la vérité sur tes frères. Ma voix a été impuissante, et le médecin m’assure que c’est ton cœur qui est malade. Relève donc la tête, mon enfant bien-aimée, tu n’as rien pris qui puisse abréger ta vie ; reviens à la santé, à la sécurité, et qu’il soit fait ensuite de moi ce que tu voudras !

En prononçant ces mots, Zobeïdeh s’attendait presque à voir Kassiba, obéissant à sa voix, se lever de son lit et parcourir de nouveau le harem, car, à mesure qu’elle avançait dans sa confession, ses tortures étaient devenues si vives qu’elle ne pouvait les croire stériles. Cependant Kassiba demeurait toujours le visage caché dans ses mains, et ses larmes ne tarissaient pas. Alarmée de ce silence et croyant ne l’avoir pas convaincue, Zobeïdeh prenait le ciel à témoin qu’elle n’avait jamais attenté à sa vie, lorsque Kassiba l’interrompit en lui posant sa main glacée sur les lèvres et en lui disant : — Paix, Zobeïdeh ; n’appelle pas la vengeance d’Allah sur ta tête. Tremble plutôt qu’elle ne te frappe au milieu de tes triomphes, car, tu le sais bien, tu ne cours aucun danger de ma part. Je n’ai plus ni frère ni sœur, je n’ai donc plus personne à sauver, car tu ne lèveras pas la main contre ton propre sang, et tu n’as rien à craindre de Zéthé.

Mais ce n’était plus pour elle que Zobeïdeh tremblait, et les assurances de Kassiba lui causaient plus de peine que de soulagement. Elle essaya de ramener la pensée de l’enfant sur son propre état et de la convaincre que rien maintenant ne s’opposait au retour de sa santé. Celle-ci la détrompa. — Ce n’est pas la mort que je craignais, c’est la pensée de la devoir à ta haine, à ta méfiance. Je suis rassurée de ce côté ; mais je craignais aussi d’avoir à te reprocher la mort des miens et les larmes de ma mère. Cette crainte était fondée. Ah ! Zobeïdeh, pourquoi n’as-tu pas su aimer comme tu sais haïr ? Tu aimes mon père et Maléka, tu m’aimes ; tu nous as épargnés, dis-tu ? Est-ce nous épargner que de nous frapper dans ce que nous avons de plus cher, mon père dans ses femmes, Maléka dans ses enfans, et moi dans mes frères ?… Ah ! je sens que la mort est proche, et j’en remercie Allah, puisque je sais que je ne pourrais