porté, elle ne pouvait ni les repousser ni en mesurer la gravité. Elle connaissait trop bien la raison, la bonté et la prudence de Kassiba pour craindre qu’elle n’en fît usage contre elle. — Allah m’en préserve ! murmura la pauvre petite, et Zobeïdeh, qui l’avait comprise, finit par adresser un tendre appel à son cœur, aux souvenirs de toute sa vie, et par déclarer qu’elle ne voulait pas avoir d’autre défenseur que ce cœur même et ces souvenirs.
Zobeïdeh se flatta d’avoir remporté une victoire complète sur les doutes de Kassiba, et dans cet espoir elle se félicita d’avoir rendu toute communication impossible entre Kassiba et les autres enfans, qui l’avaient jugée si sévèrement et avec trop de raison. Toute ombre de regret et de remords s’effaça devant ce sentiment de sécurité. Elle n’était accessible en ce moment qu’à la joie de sa victoire, et cette illusion était assez naturelle. En effet Kassiba avait répondu à ses protestations par des sanglots, des caresses, des mots entrecoupés exprimant, à ne pas s’y méprendre, son impuissance à nourrir d’autres sentimens envers Zobeïdeh que ceux de la reconnaissance, de la confiance et de l’amour. Cependant le triomphe de la Circassienne fut de courte durée. Plusieurs jours s’écoulèrent, et la tristesse naturelle qui voilait le doux visage de Kassiba, loin de se dissiper sous l’influence du temps et des distractions, se prononça de plus en plus. Ses transports de tendresse rassuraient Zobeïdeh et lui déchiraient en même temps le cœur, car ils étaient toujours suivis de larmes, de sanglots, de terreurs et presque de remords. — N’est-ce pas que tu les aimais ? s’écriait-elle tout à coup. Et lorsque Zobeïdeh avait répondu par des protestations mensongères à cette question si souvent répétée, la jeune fille l’interrompait en disant avec désespoir : — Non, tu me trompes ! Oh ! ma pauvre sœur ! mon pauvre frère ! pardonnez-moi de ne pas remplir vos dernières volontés.
Mais bientôt une nouvelle inquiétude vint s’ajouter à celles qui torturaient la Circassienne. Kassiba s’attendait à partager le sort de ses frères et de sa sœur. Souvent, au moment de prendre ses repas, elle s’arrêtait saisie d’horreur, repoussait les alimens et fondait en larmes. — Non, se disait-elle alors, ce n’est pas la mort que je crains, car la vie que je mène est plus triste que la mort ; mais c’est la preuve du crime de Zobeïdeh que je crains de recevoir ! — Et chaque jour qui s’écoulait sans apporter cette preuve était comme une victoire remportée par l’amour de la jeune fille sur ses soupçons, car Zobeïdeh voit bien, se disait-elle encore, que je me défie d’elle, et si elle ne m’en punit pas, pourquoi aurait-elle puni mes frères et ma sœur ? — Elle ne comprenait pas que son amour pour Zobeïdeh faisait sa sauvegarde, son inviolabilité, et que Zobeïdeh s’exposerait aux plus grands dangers plutôt que d’arrêter les battemens d’un cœur qui n’avait encore palpité que pour elle.