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foule de circonstances de la maladie d’Ahmed qui pouvaient faire croire à la contagion. Les enfans pleuraient en silence. Zobeïdeh fit porter le mourant sur un lit dans une chambre reculée, et elle s’établit auprès de lui, feignant de lui prodiguer des soins qu’elle savait inutiles.

Le poison semblait répondre exactement à l’attente de Zobeïdeh. Ismaël se débattait dans des convulsions assez semblables à celles d’Ahmed, ou tombait dans un abattement précurseur de la mort. Vers le milieu de la journée enfin, les contractions cessèrent, les membres se relâchèrent de leur rigidité spasmodique, les yeux se renversèrent sous les paupières et devinrent immobiles ; une pâleur livide se répandit sur le visage, et toute chaleur à la peau s’éteignit. Zobeïdeh ne se fit aucune illusion sur cette phase nouvelle de l’empoisonnement, ou du moins l’illusion qu’elle se fit n’était pas celle qu’elle voulait faire passer dans l’esprit des assistans. Elle se dit qu’Ismaël était mort, et elle dit aux femmes et aux enfans que le malade paraissait plongé dans un sommeil dont il pouvait sortir guéri, et qu’il fallait s’éloigner de peur de troubler ce repos bienfaisant. Elle-même sentait impérieusement le besoin d’échapper à ce déchirant spectacle ; aussi, ayant congédié tout le monde, à l’exception d’une vieille esclave aux trois quarts sourde, elle ordonna à celle-ci de courir la chercher au premier mouvement que ferait le malade, en lui défendant de laisser qui que ce fût approcher de lui.

L’esclave n’étant pas venue troubler son repos, Zobeïdeh en conclut qu’Ismaël était bien mort ; mais, craignant de paraître trop peu empressée, elle se décida à retourner au bout de quelques heures près de sa victime. Quelles ne furent pas sa surprise et ses alarmes, lorsque, en approchant de la porte, elle entendit distinctement la voix d’Ismaël qui parlait avec lenteur et faiblesse, mais avec calme, et des sanglots étouffés qui lui répondaient ! Zobeïdeh fut si saisie, qu’au lieu de s’arrêter et d’écouter à la porte pour s’assurer de ce qu’il lui importait de connaître, elle se précipita dans la chambre. Ismaël était assis sur son séant, le corps et la tête appuyés à des coussins, pâle et le visage comme desséché. La mort était écrite en caractères bien lisibles sur ses traits et dans son regard, qui brillait d’un feu étrange. Sa plus jeune sœur, debout auprès de son lit, étouffait ses sanglots pour ne rien perdre de ses paroles. Au moment où Zobeïdeh se précipita dans la chambre, Ismaël tenait la main droite levée, comme en signe d’admonition et de commandement, en disant : « Prends garde de ne rien oublier, et ne parle qu’à lui. » Ses yeux rencontrèrent en ce moment ceux de Zobeïdeh ; il repoussa sa sœur, qui se tourna subitement vers la Circassienne, puis il ferma la paupière et parut endormi, évanoui ou mort. Il ne fit plus d’ailleurs aucun mouvement, car Zobeïdeh s’était de nouveau