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jusqu’alors autour d’elle. La pensée de tirer vengeance du fils de Maléka n’avait fait sans doute que traverser l’esprit de Zobeïdeh ; mais, je le répète, la malheureuse avait perdu la faculté de résister victorieusement à de telles pensées. En ce cas pourtant, si ce crime fut le plus affreux de tous, il est vrai aussi qu’elle y fut poussée par quelque chose de plus puissant que la jalousie. Le vertige du vice l’entraînait comme dans un tourbillon ; il fallait qu’elle se hâtât, si elle voulait profiter de l’impression produite sur Ismaël, et prévenir ses confidences soit à ses frères ou à ses sœurs, soit à quelque parent. Elle fixa au lendemain du jour où Ismaël lui avait adressé d’imprudens reproches la mort qui devait lui assurer son silence.

Ismaël avait pour coutume de prendre un verre de sherbett (sirop) avec quelques biscuits pour son déjeuner, qui lui était servi, comme aux autres enfans, dans la chambre de Zobeïdeh. Ce jour-là, elle feignit de ranger quelque chose dans une armoire placée au fond de la pièce pour conserver la liberté de ses mouvemens et éviter de s’asseoir au milieu du petit groupe. Elle avait en outre pris la précaution de cacher dans un coin du vestibule le grand plateau de cuivre qui sert de table en Orient. Lorsque les esclaves entrèrent, portant les divers alimens qui composaient le déjeuner de Zobeïdeh et des enfans : « Posez à terre ce que vous apportez, leur dit-elle, et allez chercher le plateau. » Il y eut alors un moment de confusion dont Zobeïdeh profita pour jeter dans le verre destiné à Ismaël, qu’on avait déposé à terre, une dose presque imperceptible d’un extrait foudroyant préparé dans la nuit ; puis, les esclaves ayant terminé leurs préparatifs, elle leur ordonna d’aller avertir les enfans que le déjeuner était prêt. Ismaël, à peine remis des agitations de la veille, dormait encore lorsqu’on vint l’appeler pour le déjeuner. Il arriva enfin, mangea ses biscuits, but son sirop ; mais au moment de poser son verre sur le plateau, il porta la main à sa gorge, se renversa sur le divan et tomba sans connaissance. Zobeïdeh s’occupait alors à serrer les confitures dont les enfans avaient mangé, et ne parut pas avoir remarqué la pâleur et les regards effarés des sœurs d’Ismaël. Au bruit qu’il fit en tombant, elle se retourna et accourut à son secours, en appelant les femmes qui allaient et qui venaient dans l’appartement. Toutes entourèrent le malheureux enfant, dont la vie ne se trahissait plus que par des mouvemens convulsifs et spasmodiques. De plus en plus consommée dans l’art de la dissimulation, Zobeïdeh lança au milieu de ce groupe agité le mot de contagion, et toutes ces pauvres intelligences, engagées dans un dédale de conjectures, se jetèrent sur ce mot comme sur la clé qui devait leur en ouvrir l’issue. Ismaël fut aussitôt inscrit parmi les victimes de l’amour fraternel, et tout le harem se vit menacé d’une semblable catastrophe. Les femmes commencèrent à rappeler une