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À l’aspect de ce premier enfant tué par elle, Zobeïdeh demeura anéantie. Agenouillée à son chevet, les bras étendus en travers du lit et la tête enfoncée dans les coussins, elle tomba dans un demi-sommeil rempli de rêves affreux, qui ne lui ôtaient pourtant pas la connaissance de la réalité, mille fois plus horrible encore. Cet état dura-t-il longtemps ? Les heures et les minutes avaient pour elle la même durée. Elle se disait qu’il était temps de reprendre son masque, de ressaisir son empire sur elle-même, de songer à sa sûreté ; mais elle n’en avait pas encore la force, et d’ailleurs quel danger courait-elle ? N’était-elle pas seule avec un cadavre ?

Non, elle n’était pas seule. Cette sensation bien connue qui nous avertit pendant notre sommeil lorsqu’une personne étrangère s’approche et nous regarde attentivement rappela Zobeïdeh à elle-même. Elle leva la tête. Debout, vis-à-vis d’elle, mais de l’autre côté du lit, l’œil arrêté sur elle, le visage pâle, se tenait Ismaël, le fils aîné de Maléka, celui qui peu de temps auparavant lui avait reproché d’avoir fait du mal à son frère. — Tu pleures, lui dit-il d’une voix sévère et en parlant avec lenteur ; tu pleures, mais il est trop tard. Que diras-tu à mon père ? que diras-tu à Maléka ? Et à moi, que me diras-tu, si je te demande ce que tu as fait de mon frère ?

— Allah nous l’a ôté, balbutia Zobeïdeh.

— C’est là ce que tu répondras à mon père et à ma mère, et ils diront aussi comme toi : Allah nous l’a ôté ; mais à moi, tu ne peux me répondre ainsi, car j’étais près de lui quand il est tombé malade ; j’y étais quand tu l’as fait boire ; je t’ai vue, je t’ai entendue…

— Tais-toi, malheureux ; tais-toi, s’écrie Zobeïdeh avec emportement ; tais-toi, et sors d’ici à l’instant.

Pendant qu’Ismaël se retirait en silence, mais non intimidé, elle envisagea rapidement les suites d’une semblable scène. Ismaël irait sans doute tout raconter aux femmes, aux enfans du harem ; peut-être irait-on quérir des parens, l’oncle d’Osman-Bey ; on aurait recours à la police, au juge ; on ferait des recherches dans la maison, dans sa chambre ; on interrogerait les esclaves, et il ne serait que trop facile de la convaincre, non-seulement de son dernier crime, mais de tous les autres. Il fallait retenir Ismaël, le calmer, détruire ou du moins ébranler ses soupçons. — Viens ici, Ismaël, lui dit-elle avant qu’il eût atteint la porte ; viens ici, mon enfant, et écoute-moi. Tu m’as dit des choses qui m’ont bouleversée, tu dois le comprendre ; tu n’es qu’un enfant, c’est ton amour pour ton pauvre frère qui te fait parler ainsi, et je ne puis t’en vouloir. Écoute-moi donc. Pourquoi lui aurais-je fait du mal ? Ne m’aimait-il pas ? ne l’aimais-je pas aussi ? Tout à l’heure, lorsque tu es entré et que je me croyais seule avec lui, ne m’as-tu pas trouvée tout en larmes ? Me suis-je seulement