Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/903

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le petit Ahmed ressemblait assez à sa mère Ibrahima, mais il avait un caractère et des façons aimables. Sa grâce enfantine ne le sauva pourtant pas. Le jour même, il fut pris de convulsions. Zobeïdeh avait décidé que sa mort serait prompte, car elle redoutait d’entendre ses plaintes et ses cris. « Il faut qu’il meure, s’était-elle dit, mais je ne veux pas le voir souffrir. » Elle avait pourtant mal calculé la dose et l’efficacité du poison ; d’ailleurs la nature est si vivace, elle possède tant de ressources imprévues à cet âge ! L’enfant souffrit et ne mourut pas. Zobeïdeh renonça-t-elle à son odieux projet ? Elle y persista sans pouvoir trop peut-être s’expliquer pourquoi. La personne de qui je tiens ce récit (et qui le tenait en partie des rapports du harem, en partie de Zobeïdeh elle-même) me semblait fort embarrassée d’expliquer cet acharnement. Zobeïdeh était alors dans toute la première ardeur de son ressentiment contre le bey ; mais ce ressentiment même ne suffit pas à rendre raison du crime, puisque l’amour paternel n’était pas précisément la vertu d’Osman, et que Zobeïdeh le savait bien. La parente du pacha attribuait la conduite de la Circassienne à un besoin devenu irrésistible de combiner, de tramer de criminels projets, peut-être aussi à une sorte d’affreuse curiosité qui la poussait à poursuivre cette œuvre abominable comme on poursuit une expérience. Ce qui peut faire croire qu’un singulier délire égarait cette fois Zobeïdeh, c’est qu’après avoir vu le poison agir enfin sur le petit Ahmed, elle passa tout un jour avec une fiévreuse sollicitude au chevet de l’enfant malade, cherchant trop tard à écarter la mort qu’elle avait appelée sur lui. Elle avait été obligée de recourir à de nouvelles doses du poison, qui n’agissait pas comme elle s’y était attendue, et elle se tenait auprès de sa victime, épiant des effets trop lents à son gré. Voilà qu’enfin le visage d’Ahmed se décompose et que la mort se montre. Que fait Zobeïdeh ? Est-elle satisfaite ? Elle se précipite dans son laboratoire, y cherche un flacon, le saisit, et revient hors d’haleine auprès de l’enfant, qu’elle engage vainement à boire la liqueur nouvelle, qui n’est autre chose qu’un contre-poison. De la même main qui avait versé le breuvage mortel, elle offre au mourant la substance préservatrice. Elle eût donné en ce moment les jours qu’il lui restait à vivre pour sauver l’enfant ; mais devant les inutiles efforts d’Ahmed pour avaler le contre-poison, elle reconnut son impuissance. Jetant le flacon sur le tapis, elle s ! écria : — Toi aussi, tu me pousses en avant ! Tu m’obéissais lorsque je te versais tout à l’heure une boisson qui donne la mort, et tu repousses celle qui peut te sauver ! Tu ne veux pas que je recule, je le savais bien. — Et, se jetant sur l’enfant, elle le serra dans ses bras en le couvrant de pleurs, de caresses et de baisers. Pour la première fois, Ahmed ne les lui rendit pas.