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à ses regards, si elle venait à découvrir que son projet était de la quitter pour longtemps. Il ne parla donc que d’une visite à l’un de ses parens établis dans l’Asie-Mineure. Il déclara qu’il ne pouvait emmener une aussi nombreuse famille chez son hôte, qu’il confiait les enfans aux soins de Zobeïdeh, et qu’il emmenait Maléka parce qu’elle était moins propre que sa compagne à gouverner le harem en son absence. Quoique ainsi présentée, l’idée de se séparer de son époux, ne fût-ce que pour quelques semaines, mit Zobeïdeh hors d’elle-même. En vain le supplia-t-elle de revenir sur cette cruelle résolution, de la garder auprès de lui, fût-ce comme une de ses esclaves. Elle jouerait bien son rôle. Qu’était-elle après tout ? Rien qu’une esclave. Elle le servirait, elle servirait Maléka, elle ne causerait ni embarras ni dépense à son parent. Osman fut inébranlable, le départ eut lieu, et Zobeïdeh demeura seule avec les enfans, les siens et ceux de ses rivales. Ces derniers étaient au nombre de cinq : trois de Maléka, la petite fille de Nafizé, et le petit Ahmed, fils d’Ibrahima. Elle-même en avait quatre.

Je demande ici à m’arrêter un moment, car je touche à la plus affreuse période de la vie que j’ai entrepris de raconter comme un témoignage trop significatif des causes de désordre et de crime qui tiennent à l’organisation même de la famille musulmane. Nous sommes des créatures singulièrement inexorables, nous autres descendans d’Adam et d’Eve ; nous ne consentons presque jamais à sortir de la place où Dieu nous a fait naître, pour juger les choses extérieures, selon le seul point de vue possible à ceux que la Providence a placés autrement que nous. Nous sommes soumis à des lois que nous connaissons, si admirablement conçues et rédigées qu’elles nous embrassent de toutes parts, et nous obligent à nous développer dans le sens, la mesure et les proportions du moule où nous entrons dès le berceau ; mais ce vêtement orthopédique n’a pas été distribué à tous les enfans du premier homme. La loi chrétienne est inconnue de la grande majorité du genre humain. La partie de cette loi qui est déposée par Dieu même dans le cœur des hommes : la pitié, l’amour, le respect pour la vérité, ce dévouement qui s’appelle courage, et que tout le monde admire, tout cela est souvent combattu, contredit, arraché violemment des cœurs par des lois qu’on dirait conçues dans une heure de folie et de délire, tant elles sont en opposition flagrante avec les instincts naturels de l’humanité. L’influence de ces lois, nous la connaissons, et il est des actes pourtant que nous jugeons presque toujours sans nous en préoccuper, le meurtre par exemple. Toute créature humaine qui verse le sang de son semblable en sachant ce qu’elle fait, quoi qu’elle dise, n’est pas chrétienne. La loi chrétienne ne prend-elle pas soin de