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douceur de Maléka, et ne voyait-il pas le calme dédaigneux que Zobeïdeh opposait aux impertinences d’Ibrahima ? car Zobeïdeh ne s’abandonnait plus à l’emportement de la colère depuis qu’elle avait appris à se venger. C’est l’impuissance d’agir qui amène les mots amers sur les lèvres des offensés. À mesure que le cœur de Zobeïdeh s’était corrompu, son caractère s’était amendé, et cela est arrivé à bien d’autres. Osman par malheur était incapable de mettre en doute la véracité d’Ibrahima ; aussi, prenant un jour son courage à deux mains, résolut-il d’adresser aux deux prétendues coupables de vertes réprimandes. Il commença par Maléka, et lui parla non sans embarras, mais avec vivacité. Maléka reçut ces injustes reproches avec une douceur et une humilité mêlées d’un peu de malice. On voyait qu’elle éprouvait pour Osman beaucoup plus de pitié que de ressentiment. Celui-ci le comprit, et finit par s’excuser. Vint ensuite le tour de Zobeïdeh. Osman parla longtemps sans recevoir de réponse et sans regarder Zobeïdeh, comme font ceux qui ont résolu de dire ce qui n’a pas le sens commun et ce qui doit être trouvé tel par leur auditoire. Il n’était pourtant pas au bout de son discours qu’inquiet du silence prolongé de Zobeïdeh, puis attiré par une force que j’appellerais volontiers magnétique, il tourna malgré lui les yeux vers la Circassienne, et il s’arrêta court. Le regard que Zobeïdeh fixait sur lui était si étrange, si terne, si profond, qu’il se sentit glacé. — Pourquoi me regardes-tu ainsi ? lui dit-il. — Moi, seigneur ? Je vous écoute. — Osman changea de conversation et ne revint plus sur ce sujet ; mais, à partir de ce jour, il fut de mauvaise humeur et il bouda. À partir de ce jour aussi, le sort d’Ibrahima fut décidé. Sa santé s’altéra, et elle dépérit avec une rapidité effrayante. Elle devint grosse, et pour la fille du pacha comme pour la Géorgienne les premières joies de la maternité se confondirent avec les angoisses de la mort. À peine Ibrahima, qui, pendant sa grossesse, s’était montrée de plus en plus intraitable, avait-elle donné le jour à un être maladif, qu’elle-même fut prise d’étranges souffrances. Quelques jours de fièvre entrecoupée de délire et de stupeur, une contraction singulière des muscles, la chute soudaine de la chevelure et des sourcils,… ce fut tout : une tombe nouvelle s’était ouverte et refermée dans l’enclos du grand Champ-des-Morts réservé aux restes de la famille d’Osman.

Mystères inexplicables du cœur humain ! Nous avons vu Osman promptement consolé de la perte de sa belle, de son adorée Nafizé ; mon rôle d’historien véridique m’oblige à reconnaître que la mort de la laide Ibrahima le laissa inconsolable. Après tout, si sa douleur dépassa toute mesure, c’est qu’il fut convaincu dès lors qu’une sorte de fatalité pesait sur sa famille, et particulièrement sur les femmes