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toute espèce, l’accablaient de leur poids, et donnaient à la pauvre petite créature un aspect et une démarche des plus lisibles. Son caractère n’était ni mieux fait ni plus agréable que sa personne. Capricieuse, hautaine, vaniteuse, maussade, elle avait tous les défauts de Nafizé sans avoir une seule de ses grâces ni de ses mérites. Nafizé savait se contraindre, et réservait ses boutades pour les personnes de son sexe ; elle avait de l’esprit, et savait plaire par d’autres moyens que par sa beauté. Ce n’était pas un excès de franchise qui empêchait Ibrahima de cacher ses imperfections, mais bien plutôt un excès d’orgueil : Ibrahima se croyait irréprochable. Elle n’avait avec Nafizé qu’un seul point de ressemblance : ni l’une ni l’autre n’avait le moindre penchant ni la moindre affection pour Osman.

Quoique peu faite pour remplacer la belle Géorgienne dans le cœur d’Osman, Ibrahima s’y établit bien plus avant que personne n’y avait encore été. Jamais Nafizé n’obtint de son époux l’admiration exclusive qu’il mit aux pieds de cette grotesque poupée. Les habitantes du harem étaient plongées dans l’étonnement et le dépit ; Ibrahima les grondait, les maltraitait, les égratignait, les injuriait, et le tout en présence du bey, qui n’avait jamais pour sa fantasque épouse une parole de blâme.

Ibrahima devait-elle échapper au sort d’Ada, d’Ombrelle, de Nafizé ? C’était peu vraisemblable, surtout depuis que Zobeïdeh avait vu son mari opposer une si étrange insouciance aux coups qu’elle frappait. Cette insouciance semblait défier la Circassienne ; mais elle acceptait le défi, et ne désespérait pas d’arriver enfin à régner seule dans ce cœur éprouvé par tant de pertes. Disposant de moyens variés et puissans, elle savait que la population du harem ne vivait que par sa permission, et cette certitude même la rendait patiente. Elle éprouvait même de temps à autre quelques velléités de clémence Elle laissa vivre pendant deux ans la nouvelle rivale dont elle eût pu se délivrer en quelques minutes. Pendant ces deux années, plus d’une fois, en voyant Ibrahima si disgracieuse et si maladroite, Zobeïdeh fut presque tentée d’attendre le moment où, le charme de la nouveauté s’étant évanoui, le bey verrait cette ridicule personne sous son véritable jour. Peut-être son criminel délire se fût-il assoupi dans cette attente indéterminée, peut-être cette pensée même était-elle un symptôme de l’apaisement de ces passions jusque-là si terribles, et qui touchaient à leur déclin. Ce fut Ibrahima elle-même qui la troubla dans ces dispositions pacifiques, et qui courut en quelque sorte au-devant de sa fatale destinée.

La nouvelle femme d’Osman ne cessait de se plaindre à son mari de ses compagnes. À l’en croire, Maléka et Zobeïdeh étaient pour elle d’odieuses persécutrices. Osman avait-il donc oublié l’inaltérable